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la tragédie de jodelle à corneille.

Reims, devant Henri II. Une Didon suivit bientôt Cléopâtre ; Jodelle lui-même fait école, et de 1552 aux premières années du xvie siècle, poètes tragiques et tragédies se multiplient : l’école de Ronsard fait un vigoureux effort pour acclimater chez nous le drame antique [1].

Parmi les successeurs de Jodelle, deux vrais, deux remarquables poètes se rencontrent, Robert Garnier et Antoine de Montchrétien. Garnier [2] abonde en rhétorique vigoureuse : il a parfois des phrases oratoires d’une réelle ampleur, mais il s’est particulièrement exercé au dialogue pressé, où les répliques se choquent, courtes et vives, vers contre vers : ce sera plus tard la coupe cornélienne. Il est nerveux, tendu, sentencieux : il trouve dans ses chœurs des strophes d’une belle et ferme allure. Montchrétien [3] est un élégiaque, souvent languissant, souvent précieux, mais parfois délicieux : il faut descendre jusqu’à Bérénice et Esther pour trouver une poésie plus suave, plus fraîche, plus harmonieuse. Il y a dans son Écossaise, et ailleurs, des couplets d’une sensibilité pénétrante ; et dans certains de ses chœurs, les strophes tombent avec une grâce mélancolique et molle, avec une douceur d’élégie lamartinienne. Les six tragédies de ce contemporain de Malherbe font de lui notre dernier lyrique, et vraiment un très aimable lyrique.

Tous ces poètes, qui se sont frottés à la robe de Ronsard, ne sont guère que d’enthousiastes écoliers, qui, les yeux fixés sur les grands modèles, essaient d’en copier de leur mieux le tour et la forme extérieure, ils partagent l’erreur capitale du maître : ils croient toucher la perfection des œuvres anciennes, en calquant les procédés d’exécution, en dérobant les matériaux. Ils ne savent que regarder les Grecs, Sénèque, les Italiens et les modernes latins qui reflètent Sénèque : depuis qu’un déplorable contresens de l’humanisme italien a donné à Sénèque les honneurs de la représentation, ce tragique de salon a tyrannisé la scène ; trop souvent les Grecs, moins prochains, moins accessibles, n’ont été vus qu’à travers son œuvre.

Aux exemples de s’est jointe la leçon des théoriciens :

  1. Bastier de La Péruse, Médée ; Grévin, Jules César, d’après Muret (ef. L. Pinvert, Jacques Grévin, 1899) ; Fl. Chrétien, Jephté (d’après Buchanan) ; Jean de la Taille, Saül le Furieux et les Gabéonites ; Ganier, Porcie, Cornélie, Hippolyte, Marc-Antoine, la Troade, Antigone, les Juives, Bradamante, tragi-com. ; Monchrétien, Sophonisbe David, Aman, l’Écossaisse, Hector, les Lacènes, Bergerie.
  2. Robert Garnier (1535-1601), Manceau, fut avocat au Parlement de Paris et lieutenant criminel au Mans. Il fit paraître ses tragédies de 1568 à 1580. — Éditions : in-12, 1585 ; 4 vol. in-12, Heilbronn, 1882-83. — À consulter : Bernage, Étude sur Robert Garnier, in-8, Paris, 1880. Chardon, Robert Garnier, 1905.
  3. Sur Montchrétien, cf. p. 334. n. 2.