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la préparation des chefs-d'œuvre.

de cette société, mais les termes techniques y font si absolument défaut, qu’un académicien, Thomas Corneille, se hâte de faire imprimer la même année un Dictionnaire des Arts et des Sciences, en même format.

Le Dictionnaire de l’Académie donne évidemment raison en un sens à ceux qui se plaignaient de l’appauvrissement de la langue. L’ « écorcheuse » Académie, en effet, a conduit aussi loin que possible l’œuvre de Malherbe et celle des Précieuses. Les gens d’imagination, tels que Fénelon, pourront regretter la langue du xvie siècle, si riche. Les artistes, tels que La Bruyère, regretteront de vieux mots savoureux. L’exact Vaugelas lui-même reconnaissait — non sans regret — qu’on avait perdu la moitié du langage d’Amyot. Les esprits fins et secs se réjouissaient : le bel ordre de la langue, sa netteté, sa précision qui la rendaient si commode et si claire, les consolaient de toutes les pertes : « La langue, disait le P. Bouhours, type accompli de la délicatesse intellectuelle et de l’inaptitude artistique de la société polie, la langue s’enrichit parfois en se dépouillant. »

De quoi s’était-elle dépouillée en effet ? De ses éléments concrets, colorés, pittoresques, succulents : elle avait gardé, aiguisé, fortifié les éléments rationnels, abstraits et pour ainsi dire algébriques, tout ce qui sert à définir la pensée sans la figurer. La langue que l’Académie avait achevé de faire est la langue de l’intelligence pure, du raisonnement, de l’abstraction : c’est celle qui servira bientôt à Voltaire, à Condillac, une langue d’analyseurs et d’idéologues. Comme après tout il est impossible de vider les mots de toute qualité sensible, comme ils restent sons, et recèlent toujours quelque possibilité d’image, de grands poètes, de grands artistes sauront organiser ce langage intellectuel selon la loi de la beauté, ils en exprimeront des formes esthétiques ; mais il en est d’autres, et non les moins grands, qui refuseront de souscrire aux arrêts de l’Académie, et qui, pour épancher leur riche imagination, iront rechercher les éléments d’un plus copieux et substantiel langage. Le Dictionnaire académique vaut pour Racine : il est trop pauvre pour Molière et pour La Fontaine, qui ont besoin de signes moins éloignés et moins dépouillés des sensations naturelles.