Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/37

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
15
origenes de la littérature française.

ment, trop haut, trop spirituel pour ces rudes âmes, on ne saisit que l’extérieur, les pratiques, tout ce qui est observance matérielle, acte physique. Jeûner, aller en pèlerinage ou à la croisade, donner de l’argent ou frapper de l’épée pour le service de Dieu, fonder des messes ou des couvents, tout ce que le corps peut souffrir ou la main faire, on le souffre ou on le fait : mais la profonde philosophie, la pure moralité du christianisme, ne sont pas à la portée de ces natures ignorantes et brutales. Cependant, si elle ne peut encore éveiller les âmes à la vie spirituelle, à la pacifique poursuite de la perfection intérieure, la religion agit puissamment, salutairement, comme un frein. La peur du diable qui guette, la crainte de Dieu qui punit, la vision hallucinante de l’enfer qui s’ouvre, il ne fallait pas moins que cela pour brider la violence des passions, et mettre un peu de bonté dans les actes, sinon encore dans les cœurs. D’autant que le régime social, par l’indépendance, par le droit souverain qu’il reconnaît à l’individu, exalte les énergies, et rend plus nécessaire l’action d’un irrésistible frein. Sans l’Église, la seule mesure du droit risquait d’être la force.

« Le monde d’alors est étroit, factice, conventionnel », la vie est triste, mesquine, limitée et comme emmurée de tous côtés. Si grandes que soient les misères dans les provinces ravagées par la peste, désolées par la guerre, l’âme reste engourdie, repliée sur elle-même. L’éternelle explication satisfait sa curiosité, si elle ne console pas sa souffrance : c’est la vengeance de Dieu pour les péchés des hommes. Et si dure que soit aux hommes l’organisation sociale, ils n’en rêvent pas d’autre. Le monde qu’ils voient est, a été, sera toujours ainsi : ceux qu’il écrase le plus dans son état présent ne travaillent pas à le changer : ils n’en rêvent pas un autre qui serait mieux construit ; ils se persuadent que tout sera bien, s’ils l’amènent à réaliser plus complètement ce qui est contenu dans son principe. Une lourde conviction de l’immutabilité des choses opprime la pensée, coupe les ailes à l’espérance, et la sensation du mal présent mène à la torpeur stupide, non au désir actif du progrès. « Ces convictions, dit M. G. Paris [1], enlèvent à la poésie du moyen âge beaucoup de ce qui fait le charme et la profondeur de celle d’autres époques ; l’inquiétude de l’homme sur sa destinée, le sentiment douloureux de grands problèmes moraux, le doute sur les bases mêmes du bonheur et de la vertu, les conflits tragiques entre l’aspiration individuelle et la règle sociale. » Elles tarissent en un mot les profondes sources du lyrisme. Elles rendent impossible la saine conception de l’histoire : et il est notable que dans l’âge moderne l’esprit français, substituant une concep-

  1. G. Paris, la Litt. fr. au moyen âge, p. 31.