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guerres civiles.

Voilà la morale de Montaigne, un art de vivre aisément, délicieusement, un épicurisme pratique qui applique où il faut certaines parties de fermeté et d’endurance, un égoïsme délicat, qui n’exclut aucune affection, et ne se dévoue à aucune. Cette morale est tout juste l’antithèse de la morale chrétienne : elle exclut l’abnégation totale, le grands sacrifice,les miracles de la charité. On sait comment Montaigne se comporte pendant la peste de Bordeaux : il n’affronte pas le « mauvais air ». On n’avait pas besoin de lui, je le veux bien : sa présence n’était réclamée par les jurats que pour la cérémonie. Mais l’inutilité même de sa présence eu eut fait un exemple fortifiant pour ses administrés. Il n’y songea pas. Aux grandes occasions sa morale était trop courte.

Les opinions politiques et religieuses de Montaigne sont assorties à son art de vivre, et y font une pièce nécessaire, puisque, enfin, l’homme doit vivre en société. Le grand bien pour Montaigne, et le principal objet, c’est la paix. Donc il suivra en politique et en religion les opinions qui préviennent le mieux la guerre civile. Il posera en principe qu’il faut aimer la forme de gouvernement dans laquelle on est né ; et ainsi, étant Français, il sera pour la royauté, bien que son affection le porte de préférence vers le gouvernement démocratique. Il conseillera la soumission au pouvoir absolu, et il n’estimera rien de plus dans le christianisme que le précepte de respecter toutes les puissances. Il démontrera que les lois ne représentent pas la justice, mais la coutume, afin qu’on n’ait point le désir turbulent de les changer. En religion, il sera bon catholique, lui de qui l’âme est si peu chrétienne : c’est qu’il faut suivre aussi la religion de son prince et de son pays. Il en veut aux réformés, il taxe leur orgueil, d’avoir cru tenir la vérité, il les reprend de ne pas avoir paisiblement réglé leur croyance sur la coutume, en une matière où nul ne sait rien certainement, d’avoir troublé le monde pour une idée de leur cervelle : mais il n’excuse pas les catholiques de les égorger. Il aurait mieux valu ne pas faire la Réforme : puisqu’elle s’est faite, qu’on lui laisse sa place au soleil. Et ne vaudrait-il pas mieux laisser les sauvages à leur idolâtrie, que de leur porter nos vices, nos maladies, les tortures et la mort, avec la vraie foi ? Conclusion : tolérance universelle. Il n’y a pas d’idée qui vaille qu’on tue un homme ; [il y en a peu qui vaillent qu’on se fasse tuer.

Je ne sais si on l’a assez remarqué, les plus fragiles ou fausses morales ont toujours été proposées par de très honnêtes gens qui ont pris dans l’instinct et dans le plaisir la règle fondamentale de la vie, parce que leur instinct et leur plaisir ne les écartaient pas sensiblement des actions sans lesquelles il n’y a plus de morale, partant plus de société : ainsi Helvétius, ainsi Montaigne. Au sacrifice