Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/35

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
13
origenes de la littérature française.

mœurs adoucies une poésie romanesque ou lyrique. La décadence des principes qui avaient fait la force et la grandeur de rame féodale, les victoires de l’intérêt sur l’honneur, de la ruse sur la force, de la sagesse pratique sur la folie idéaliste, l’infiltration de la science cléricale dans le monde laïque, moins sévèrement enfermé dans l’abstraction, moins étroitement contenu par l’orthodoxie théologique, l’essor du bon sens bourgeois et de la logique disputeuse, l’éveil de la curiosité, de la critique, du doute, et la diffusion d’un esprit grossièrement négatif et matérialiste, tout cela, dans ce xive et ce xve siècle qui sont moins le moyen âge que la décomposition du moyen âge, fait naître et fleurir toute sorte de genres, narratifs, didactiques, satiriques, prose ou vers, contes, farces, allégories.

Le grand lien qui unit, le fort principe qui soutient malgré tout la société, jusqu’à l’âge moderne, la foi religieuse, provoque du xiie au xvie siècle le riche épanouissement des compositions dramatiques. Au xvie siècle, affranchi par l’antiquité retrouvée sinon matériellement dans ses œuvres, du moins dans son véritable esprit, éveillé au sens de l’art par la vision radieuse que lui offre l’Italie, le génie français crée ou emprunte les formes littéraires capables de satisfaire ses besoins nouveaux de science et de beauté. Il se fait au xviie siècle comme une conciliation ou plutôt un juste équilibre de la science et de la loi d’un côté, de l’autre de la science et de l’art : révélation et rationalisme, vérité et beauté, l’un ou l’autre de ces deux couples est la formule de presque tous les chefs-d’œuvre. Le rationalisme triomphe pendant le xviiie siècle aux dépens de la foi et de l’art, et, de la substance ou de la forme des œuvres littéraires, élimine tout ce qui n’est pas nécessairement facteur ou signe de la vérité dont il analyse les éléments ou poursuit la démonstration. Enfin au xixe siècle, après la reprise du sentiment religieux et du sens artistique qui produit l’explosion romantique, voici que jusqu’à une date très rapprochée de nous, l’esprit critique et expérimental devient le principal ressort de l’âme française, et se traduit littérairement par l’abondante floraison du roman et du théâtre réalistes, par l’étonnant développement de l’histoire et de la critique, par un effort enfin universel et sensible pour soumettre l’inspiration de l’écrivain aux lois de la méthode scientifique.

Je n’ai marqué que les grands traits : mais comme le passage est continu de l’âme française du xe siècle à celle du xixe, il l’est aussi de la Chanson de Roland à Francillon ou Bel Ami, et les deux mouvements inséparablement liés se poursuivent avec pareille vitesse, dans des directions parallèles.