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montaigne.

vocabulaire et dans sa syntaxe. Il a usé du latinisme largement, comme tous ses contemporains : il a provigné les vieux mots, il a dit esclaver, fantastiquer, grenouiller, etc. : si les mots sont de lui, le principe est de Ronsard. Il a usé insouciamment de son gascon : comme est ce mot de revirade qu’il met quelque part ; mais le gascon est pour lui ce qu’est le wallon ou le vendomois pour Ronsard, un dialecte apte à suppléer aux défaillances du français. Montaigne, en somme, fait de sa langue le même emploi que tous ses contemporains : il suit son besoin, et ne sent encore aucune règle qui l’empêche d’y satisfaire. Mais il ne se pique pas d’inventer : il estime notre langue suffisante, à condition qu’on l’exploite et la cultive. « La recherche des phrases nouvelles et des mots peu connus, disait-il, vient d’une ambition scolastique et puérile : puissé-je ne me servir que de ceux qui servent aux halles à Paris. » Il devait donc moins chercher que fuir le néologisme, et peut-être Calvin et Amyot ont-ils hasardé plus de mots que lui. De même les nouveautés de sa syntaxe seraient singulièrement diminuées, si l’on en retranchait ce qui est purement et simplement laisser-aller ou inadvertance, les constructions rompues ou boiteuses qui résultent moins du choix que de la paresse de l’écrivain, ce que lui-même.

Ce qui est bien de Montaigne, c’est le style, c’est l’emploi des tours et des mots que l’usage ou la liberté de son temps lui fournissaient. Là, il a une justesse, une nouveauté, un bonheur surprenants : il fait rendre aux mots tout leur effet par la place où il les loge. De vives images, d’imprévues alliances de mots, voilà tout le secret du charme de Montaigne : je n’en cite pas d’exemples ; qu’on ouvre les Essais à n’importe quelle page, et qu’on lise. Montaigne, encore ici, s’est défini excellemment : « Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque ; plutôt difficile qu’ennuyeux ; éloigné d’affectation, déréglé, décousu et hardi ; chaque lopin y fasse son corps ; non pédantesque, non fratesque, non plaideresque, mais plutôt soldatesque. »


2. MONTAIGNE VU DANS SON LIVRE.


Ne nous arrêtons pas plus longtemps aux mots : Montaigne voulait qu’un livre tirât tout son prix des choses. Et c’est bien le cas du sien : le charme de son langage, c’est le charme de l’esprit qui l’a écrit. Les Essais, c’est Montaigne, c’est vingt ans de vive et