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la littérature militante.

Charles IX, débordent tantôt d’indignation patriotique, tantôt de passion catholique, et tantôt de dignité blessée : quand Ronsard montre l’héritage de tant de générations, de tant de vaillants hommes et de grands rois, follement perdu par les furieuses discordes de ses contemporains, quand il oppose le néant de l’homme à l’énormité prodigieuse de ses passions, quand il donne aux peuples, aux huguenots, au roi des leçons de bonne vie, quand enfin il dépeint fièrement son humeur, ses goûts, ses actes, alors il est vraiment un grand poète. Il enseigne à la poésie que le monde et la vie lui appartiennent, et que des plus familières comme des attristantes réalités elle peut sortir en ses plus belles formes.

La leçon ne fut pas perdue. C’était un disciple de Ronsard que ce capitaine huguenot qui, dans les loisirs forcés d’une blessure lente à guérir [1], mettait au service de ses irréconciliables haines une science des vers formée par les exemples de la Pléiade et par la pratique de la poésie mignarde et galante. Les Tragiques de D’Aubigné ne verront le jour qu’au xviie siècle, et nous les retrouverons au temps où le rude partisan se sera fait décidément homme de plume : mais il faut bien noter ici que ce chef-d’œuvre de la satire lyrique est né des guerres civiles, conçu dans le feu des combats, sous l’impression actuelle des vengeances réciproques ; même une partie du poème s’est fait « la botte en jambe », à cheval, ou dans les tranchées ; c’était un soulagement pour cette âme forcenée d’épancher dans ses vers le trop-plein de ses fureurs, qui ne s’épuisaient pas sur l’ennemi.

Tandis que D’Aubigné attendait maladroitement l’apaisement universel pour publier ses vers enragés, Du Bartas [2] se faisait reconnaître pour un grand poète protestant. Sa gloire inquiéta Ronsard, d’autant que l’esprit de parti se plut à exalter l’auteur des Semaines aux dépens de l’auteur des Discours. Oubliée en France et dans les pays catholiques, l’œuvre de Du Bartas resta populaire en pays protestant : de Milton à Byron, elle a laissé des traces dans la poésie anglaise, et Gœthe en a parlé en termes enthousiastes qui lui ont valu chez nous plus d’estime que de lecteurs.

  1. Blessé en 1577 à Casteljaloux. D’Aubigné « traça comme pour testament cet ouvrage, lequel encore quelques années après il a pu polir et emplir ». Préface des Tragiques. — Sur l’œuvre et l’auteur, cf. p. 367-371.
  2. Guillaume de Salluste, sieur du Bartas (1541-1590), était fils d’un marchand de Montfort en Fezenzaguet, nommé Salustre. Il remplit plusieurs missions pour le roi de Navarre en Angleterre, en Écosse et en Danemark. Il a tiré de Viret (Instruction chrétienne) une bonne partie de la science qui s’étale dans les Semaines.

    Éditions : La Première Semaine, 1579. Œuvres, 2 vol. in-fol., 1611. — À consulter : G. Pellissier, la Vie et les Œuvres de Du Bartas, 1889, S. du Bartas. Choix de Poésies, par O. de Gourcuff et P. Bénétrix (avec une Lettre de M. Parfouru. archiviste du Gers, importante pour la biographie du poète). Sainte-Beuve, ouvr. cité.