Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/327

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
305
les mémoires.

château où son noble père vit avec ses sept enfants d’un revenu de 800 à 1.000 livres. Page, archer, capitaine, mestre de camp, gouverneur de Sienne, colonel général de l’infanterie, lieutenant du roi en Guyenne, maréchal de France, au bout de près de cinquante ans de guerres, il fallut une terrible arquebusade qui lui enleva la moitié du visage, pour le contraindre au repos.

C’est alors qu’il dicta ses Commentaires, avec une mémoire merveilleusement présente, pour se consoler dans son inaction, pour se faire honneur et à sa patrie gasconne, enfin pour servir d’instruction aux capitaines. Il a conté sa rude vie, avec quelque précaution aux endroits scabreux, très avisé dans son apparente brusquerie, et bien maître de sa langue pour ne rien dire à, son désavantage : du côté de l’ambition et de l’intrigue, il s’est fait un peu plus candide que de raison. Mais pour le reste il s’est peint au naturel : noir, sec, vif, sobre, brave, cela va sans dire, mais d’une ardeur réglée par la finesse et la prudence, connaissant à fond le soldat, et sachant le prendre, très appliqué à son métier, très au courant de toutes les questions techniques, très attentif aux progrès de l’armement, un peu « Gascon » et vantard, frondeur et souple, honnête en somme autant que la guerre d’alors le permettait, dur par nécessité, homme de consigne et de discipline, dont le service du roi fut l’unique loi.

Capitaine incomparable plutôt que bon général, il est le type de ces officiers solides, sur qui les chefs comptent pour les entreprises impossibles : malade, presque mourant, on le charge de défendre Sienne ; ce fut l’époque héroïque de sa vie, et sa plus pure gloire. Il fit la guerre civile comme il avait fait les guerres d’Italie. avec le même dévouement sans réserve et sans scrupules au roi son maître. Sa cruauté est restée légendaire, et il a raconté lui-même sans sourciller les terribles exécutions qu’il a faites. Au fond il n’était ni protestant ni catholique ; il n’était pas cruel non plus. Il servait le roi, voilà tout, et il estimait que dans la guerre civile l’extrême rigueur est commandée. Sur la fin de son commandement, toutefois, après la Saint-Barthélemy, il se décida à révéler au roi Charles IX les conclusions de son expérience : à force de pendre et de tuer, il en était venu à penser que le roi, pour rétablir son autorité et la paix, devait accorder la liberté de leur culte aux protestants, en détacher peu à peu la noblesse ambitieuse en réservant la faveur et les emplois aux catholiques, enfin user la turbulence de ses sujets dans la guerre étrangère : ce n’est pas là le discours d’un fanatique.

Voilà l’homme : il n’est pas étonnant qu’il ait fait un livre utile aux capitaines. Henri IV, comme on sait, appelait ces Commentaires « la Bible du soldat ».