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les tempéraments.

s’il n’a pas semblé avoir une conscience nette du rôle des accents dans les vers, s’il n’en parle jamais, non plus que Du Bellay dans sa théorie, en fait il les distribue souvent avec un très juste sentiment. Libre à nous de trouver son vers rude et mal rythmé : que diraient nos compositeurs de la musique de Goudimel ? Il a eu le tort de ne pas élider toujours dans l’intérieur du vers l’e muet final précédé d’une voyelle (une vie sans vie), d’admettre trop facilement des enjambements d’un hémistiche entier et, qui pis est, dans plusieurs vers successifs : si bien que son alexandrin, parfois boiteux, est d’autres fois indéterminé, traînant en queue de prose, amorphe. Mais enfin il a posé les principes de l’alexandrin classique (qui se coupe à l’hémistiche et se couple par distiques), et il en a donné d’excellents modèles. Il a même aussi créé de belles périodes dans lesquelles les alexandrins ne se détachent plus les uns des autres, et déploient, comme chez V. Hugo, un rythme souple et continu. Dans les vers lyriques, quiconque entendra les mêmes strophes dans les Psaumes de Marot et dans les Odes de Ronsard, comprendra ce que celui-ci a apporté : rythme, sonorité, mouvement, harmonie, tous les éléments qui font la valeur esthétique de la strophe. Il est aisé de remarquer comment chez Ronsard, abstraction faite de l’idée et du style, la simple pression du mètre, l’agencement tout mécanique du rythme enlèvent vigoureusement la strophe, et lui communiquent une sorte de rapidité impétueuse.

Nous avons donc affaire en Ronsard à un poète, déjà même à un grand poète. Son grand malheur est venu non pas tant des erreurs de son système que d’avoir eu un système, en vertu duquel il a agi sans et contre la nature. Il a mené trop loin la réaction nécessaire contre le naturel facile ; au lieu de perfectionner le naturel, il l’a contraint, parfois exclu. Il a réussi, chaque fois que s’est fait un juste équilibre de son art et de son inspiration, et que la réflexion n’a point paralysé la spontanéité. Alors il a mis la poésie dans sa voie : il a indiqué le but, qui est d’exprimer la nature dans une forme parfaite. Il a indiqué les moyens, qui sont l’étude et l’imitation des anciens. Il a préparé le xviie siècle et l’art classique. Son génie est surtout lyrique : mais en maint endroit, dès qu’il s’agit des sujets graves et moraux, l’idée prend le dessus sur le sentiment, le raisonnement sur l’effusion, et le lyrisme tourne en mouvements oratoires. Tels hymnes de Ronsard sont des discours, analogues aux Épîtres de Boileau. Ce qui manque surtout à Ronsard, ce qui reste à acquérir, c’est l’indépendance intellectuelle, la nette conscience du sentiment personnel, le goût : en un seul mot, la raison. Et toute la justification de Malherbe est là.