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les traducteurs.

heure et parler et écrire ; les dames en régentent les maîtres d’école ; c’est notre bréviaire. » Ne s’y reliât-il que par Montaigne, Amyot serait encore un des facteurs essentiels du xviie siècle classique : en lui se résume l’apport de l’humanisme dans la constitution de l’ « honnête homme » et de la littérature morale.

Mais de plus, avant le roman contemporain, avant le théâtre du xviie siècle et les Caractères de La Bruyère, le Plutarque français fut le recueil des gestes, attitudes, et physionomies d’individus en qui l’humanité réalise la diversité de ses types : ainsi fut-il un répertoire de sujets dramatiques. On sait ce que lui doivent Shakespeare et Racine [1].

À un autre point de vue, Amyot, qui représente et résume l’effort de tous les traducteurs de son siècle, nous fait apercevoir comment se fondirent par une pénétration réciproque l’antiquité et l’esprit français. Homme d’une époque tardive et raffinée où s’amalgamaient en une civilisation hybride et Rome et la Grèce et l’Orient, moraliste plus attentif au fonds humain qu’à la particularité historique, et, quand il cherche la variation et la singularité, plus curieux de l’individu que des sociétés, Plutarque offrait déjà les temps anciens dans l’image la plus capable de ressembler aux temps modernes. Amyot, par sa traduction, achève de transformer la ressemblance en identité. Tant par le détail que par la couleur générale de sa traduction, il modernise le monde gréco-romain, et par ce travestissement involontaire il tend à prévenir l’éveil du sens des différences, c’est-à-dire du sens historique. Comme il invite Shakespeare à reconnaître le mob anglais dans la plebs romana, il autorise et Corneille et Racine et même Mlle  de Scudéry à peindre sous des noms anciens ce qu’ils voient de l’homme en France.

Enfin, le service qu’Amyot a rendu à la langue est inestimable. Montaigne loue en lui « la naïveté et pureté du langage, en quoi il surpasse tous autres ». Il est vrai que le style d’Amyot est un des plus charmants styles du xvie siècle, dans sa grâce un peu surabondante et son naturel aisé. Mais il suffit de songer que l’œuvre de Plutarque est une véritable encyclopédie, et l’on comprendra quel exercice cette traduction a été pour la langue, combien elle s’en est trouvée assouplie et enrichie. Il a fallu, pour exprimer une telle diversité de choses, faire appel à toutes les ressources du français : il a fallu en élargir les moules et les formes par toute sorte d’analogies et d’emprunts, italianismes, hellénismes, latinismes. Nombre d’idées et d’objets étaient pour

  1. Coriolan ; Jules César ; Antoine et Cléopâtre. — Mithridate.