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françois rabelais.

le vocabulaire matérialistes. Non, mais Rabelais a conscience de la force infinie de la nature : telle qu’il la saisit en lui, puissante, active, voulante, telle il la sent partout ; à quoi bon chiffres et mesures ? il suffit qu’il crée des formes d’intenses volontés, qu’on les sente se déployer selon leur loi intime : si elles n’ont pas existé, si elles n’existent pas actuellement en tel degré et proportion, qui oserait dire qu’elles ne seront pas ? Il n’importe que Panurge ou Frère Jean ne soient, ni n’aient été ni ne doivent être hors du livre qui leur donne vie, si ce qui les fait être est ce qui fait que je suis, et si, n’étant identiques à aucun homme, je les sens aussi possibles, eux qui ne sont pas, que moi qui suis et me sens être. Et quel bonhomme de cinq pieds et demi, dans nos romans et nos drames, est plus réel que ces géants ? quel paysan « vrai » est plus « comme dans la vie » que « le vieil bonhomme Grandgousier, qui après souper se chauffe à un beau clair et grand feu, et, attendant griller des châtaignes, écrit au foyer avec un bâton brûlé d’un bout, dont on écharbotte le feu, faisant à sa femme et famille de beaux contes du temps jadis » ?

Si attaché à reproduire le mouvement, l’effort de la vie dans l’infinie divergence de ses directions, Rabelais se moque bien de nos systèmes. Spiritualiste ? matérialiste ? que lui importe ? Âme, corps, esprit, matière, il y a là des mots, qui sont des moyens d’art, des procédés de transcription. Quelle que soit la cause interne, la nature essentielle, tous ces mots expriment des faits, et le vulgaire les comprend : Rabelais donc en use sans crainte, largement, n’ayant souci que de tout voir et de tout dire, allant avec toutes les images du langage à toutes les apparences de la vie.

Mais ici il faut bien s’entendre : il n’est encore ni panthéiste ni symboliste ni relativiste ni rien de tel. Il croit au réel, à la substance sous les formes, à la solidité de l’individu, à l’unité du moi. La nature n’est pas pour lui l’inaccessible unité qui se joue à s’exprimer dans l’écoulement éternel de la trompeuse multiplicité. Ses figures, nettement arrêtées en leurs contours, ont un vigoureux relief : il a une manière de peindre, grasse et comme substantielle ; ce ne sont pas les touches d’un homme qui croirait peindre les fluides apparences de l’universelle illusion. Comme il croit au moi, il a foi à la vie : elle vaut par ce qu’elle est. Il n’a pas de doute sur son but non plus que sur son prix : le but, c’est l’exercice des fonctions, la satisfaction des besoins, partant l’action, et le bonheur par l’action. L’action est la mesure de la vie.

Donc, peignant la vie, il peindra l’action, et les objets l’intéresseront à proportion qu’il y trouvera plus d’effort, plus de « vouloir être », plus d’action. Pour toutes ces raisons, il ne sera pas descriptif, il ne cueillera point dans la nature des impressions, il