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le théâtre avant le quinzième siècle.

rons avec l’auteur de tout le raffinement de nos imaginations, nous jouissons subtilement de cette simplicité non voulue : mais enfin pourquoi tant d’autres pages aussi sèches, d’un art aussi insuffisant, ne se laissent-elles point compléter de même ?

Saint Nicolas nous est présenté sur le champ de bataille : une petite statue mitrée qu’un « prudhomme » adore, en demandant la vie. Il survit seul à l’armée chrétienne, et en remercie le saint. Le roi païen, surpris, veut vérifier le pouvoir de l’image. Il lui confie son trésor, et fait publier partout que nid clef ni serrure désormais n’empêchent d’y parvenir : naturellement trois voleurs en profitent pour le dérober. Colère du roi, douleur du prudhomme qui va avoir la tête tranchée : mais le saint, apparaissant, sans se ménager, aux trois filous, au roi, à son sénéchal, oblige les uns à restituer, les autres à retrouver le trésor. Conversion générale du roi, des émirs, et confusion de Tervagant, qui exhale sans doute sa colère dans un jargon approchant du « langage turc » de Molière. Mais ce que notre analyse ne donne pas, c’est la verve, la couleur de cette seconde partie. Le tavernier, son valet qui crie le vin à la porte, trois voleurs aux noms pittoresques, Pincedés, Cliquet et Rasoir, voila les personnages du premier plan, que le poète fait dialoguer avec une certaine aisance : ces propos de buveurs, ces parties de dés, cette épaisse joie populaire s’étalent largement. Plus de raideur ni de sécheresse : c’est une scène vivante de cabaret picard, une grasse peinture, réjouissante et « canaille ». Avec cela, le drame dévot devient une farce : la place que la religion garde dans l’ouvrage, c’est justement celle que lui fait l’âme bourgeoise dans la vie laïque.

Au reste, on peut dire que dès lors la période d’invention est finie pour le théâtre du moyen âge : il est en possession de tous les éléments, caractères, procédés, qui lui serviront jusqu’à la fin du xvie siècle. Miracles et farces, sujets et accessoires, je ne vois pas ce que les mystères auront de plus que le Jeu de saint Nicolas. Le bourreau truculent, le messager ivrogne, les filous facétieux appartiennent déjà à Bodel. Mais tout est plus court, plus vivant chez lui, rien n’est encore réduit en convention et en ficelle.

On passerait donc comme de plain-pied du xiie siècle au xve, d’Adam et de Saint Nicolas aux mystères. Peut-être est-ce un effet du hasard qui a si arbitrairement détruit ou conservé les œuvres anciennes, si la production dramatique du xiiie et du xive semble dévier le développement de la poésie dramatique. Le xiiie siècle nous offre le Miracle de Théophile, de Rutebeuf, le xive quarante-deux miracles opérés de même par la Sainte Vierge. On sait l’adoration, la tendresse dont le moyen âge a honoré Notre-Dame : une foule de confréries pieuses s’établissaient sous son