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le quatorzième siècle.

magnes, et celles de Madame de Savoie : en somme, tout ce dont son premier état lui avait donné une expérience particulière. Louis XI ne s’y guidait que par lui. Cette force du diplomate s’étale dans la chronique : Commynes observe et généralise. Il démonte, pour ainsi dire, les événements, pèse les forces et les influences, sonde les conséquences. Il évalue la pression des réalités brutes, des faits, sur les hommes, la réaction des volontés et des intérêts humains, et le poids qu’ils jettent dans la balance à un moment donné. Il n’a pas son pareil pour connaître les milieux où se meuvent les caractères, et les facilités ou les obstacles que leur jeu y rencontre : il est plus étonnant encore de perspicacité quand il sonde les âmes, mesure les esprits, et déduit les prolongements extérieurs de leur intime originalité qui viennent neutraliser ou fortifier la brutale action des choses. Il met à nu, avec une aisance, une lucidité merveilleuses l’âme violente et peu sûre d’un Charles le Téméraire [1], l’âme voluptueuse et vaine d’un Édouard [2], l’âme infiniment plus compliquée et tortueuse d’un Louis XI [3]. Sa psychologie est un élément considérable de sa diplomatie. Il s’instruit en vivant : chaque fait, chaque acte est classé dans son esprit, et fournit une leçon, une règle pour l’avenir.

Je ne puis même résumer ici, mais il faut voir avec quelle incomparable maîtrise Commynes décompose tous les éléments, toutes les étapes de la ruine de son ancien maître, toutes les occasions de salut gâchées ou refusées et, d’autre part, le jeu de son nouveau maître, les commodités qu’il offre à son ennemi pour aller « où le conduisait son malheur [4] », les multiples assurances qu’il prend pour ne rien perdre, et pour gagner à tout événement, la fiévreuse activité dont il recueille, après la mort de Charles, les résultats de son apparente indolence, l’échafaudage de motifs, le balancement de pour et contre, qui précèdent chaque démarche, chaque parole décisive : si on lit cette partie de la chronique, on comprendra du même coup et Louis XI et Commynes. Et qui veut savoir la spéciale et délicieuse volupté qui est attachée à ce degré de perspicacité devra lire comment Louis XI se débarrasse d’une invasion anglaise en faisant boire gratis dans les tavernes d’Amiens toute l’armée d’Édouard [5]. Le narrateur s’égaie de ces « beuveries » pantagruéliques, de la grossière ivrognerie de ces grands Anglo-Saxons, de cette précieuse paix gagnée sans coup férir, par quel-

  1. L. V, ch. ix ; l. iii, cf. iii
  2. L. III, ch. v ; l. IV, ch. x ; l. VI, ch. i.
  3. L. I, ch. x ; l. II, ch. v (fin) ; l. III, ch. iii (p.169) ; l. IV, ch. x (p. 278) ; l. V, ch. i (fin) ; l. V, ch. x ; l. V, ch. xiii ; l. VI, ch. vi-xii.
  4. L. V, ch. i.
  5. L. IV, ch. ix.