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le quinzième siècle.

un des plus authentiques bas-bleus qu’il y ait dans notre littérature, la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs, à qui nul ouvrage sur aucun sujet ne coûte, et qui pendant toute la vie que Dieu leur prête, n’ont affaire que de multiplier les preuves de leur infatigable facilité, égale à leur universelle médiocrité. Il faut l’estimer, étant Italienne, d’avoir eu le cœur français, et d’avoir rendu un dévouement sincère et désintéressé aux rois et au pays dont longtemps les bienfaits l’avaient nourrie ; le cas n’est pas si fréquent. Elle y a gagné du reste d’avoir écrit dans de beaux élans d’affection émue cinq ou six strophes ou pages qui méritent de vivre[1]. Cette Italienne qui sait le latin a quelque souci de la phrase, et quelque sentiment des beaux développements largement étoffés.

L’effort est plus marqué et parfois plus heureux dans les œuvres d’Alain Chartier[2] dont le nom surnageant presque seul au xvie siècle dans le naufrage de tout le passé, a usurpé longtemps une estime trop glorieuse : il n’est pas si au-dessus de son temps qu’on l’imaginait jadis. Rien[3] ne subsiste de ses vers sans âme, prosaïque produit de la frivolité chevaleresque, où le fond est vain sous la forme fausse. Mais sa prose française est d’un homme qui a vécu avec les anciens : dans ces cadres[4] qu’il emprunte encore un peu trop volontiers au goût du moyen âge, dans ces visions pédantesquement allégoriques où ratiocinent interminablement de sèches abstractions, le détail du style, le moule de la phrase viennent de Cicéron et de Suétone : surtout Chartier imite Sénèque, et s’essaie, parfois avec bonheur, à en retrouver la brièveté nerveuse et le trait[5]. Ce choix de Sénèque comme modèle de style est un des signes avant-coureurs de la Renaissance où l’on peut le moins se tromper.


    de Petitot ; idem, coll. Michaud et Poujoulat ; le Dittié de Jeanne d’Arc, poème inséré par Quicherat dans le Procès de Jeanne d’Arc, 1841-49, 5 vol. in-8 ; le Livre du chemin de long étude, Berlin, in-8, 1881 ; Œuv. poétiq. (Soc. des Anc. textes), t. I et II, 1886-91. — À consulter : H. Thomassy, Essai sur les écrits politiques de Christine de Pisan, Paris, 1838, in-8.

  1. Notamment dans le Dittié de Jeanne d’Arc et dans le Livre de la Vision
  2. Biographie. Né vers 1394, fils d’un bourgeois de Bayeux, frère cadet de Guillaume qui devint évêque de Paris, il servit Charles VI et Charles VII. Il fut chargé d’une mission en Bohême, auprès de l’empereur Sigismond, en 1423 et 1424. Il mourut après 1439.
    Édition : André Duchesne, in-4, Paris, 1617. (L’Histoire de Charles VI et de Charles VII, placée en tête de cette édition, n’est pas de Chartier, mais du héraut Berry, Gilles le Bouvier.) — À consulter : Delaunay, Étude sur Alain Chartier, Paris, 1876, in-8.
  3. Ou presque rien : notez quelques beaux vers oratoires, dans le Livre des quatre dames, écrit après Azincourt (1415).
  4. Voyez le Quadrilogue invectif et le Livre de l’Espérance.
  5. « Ils vivent de moy, et je meurs pour eux. » (Le peuple, dans le Quadrilogue invectif). « Nous achetons autruy, et autruy nous, par flatterie et corruption. » (Le Curial.)