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littérature bourgeoise.

viduel. Appliquée dans les écoles de philosophie ancienne à sauver les chefs-d’œuvre de la poésie et les mythes de la vieille religion de la condamnation inévitable que la conscience morale de l’humanité, chaque jour plus éclairée, eût portée contre leur primitive grossièreté, l’allégorie fut reprise par les chrétiens, d’abord pour autoriser l’étude de la littérature païenne, puis pour justifier aux yeux des fidèles maints passages des saintes Écritures, dont leur simple honnêteté se fût scandalisée, enfin pour exposer sous une forme plus attrayante et plus vive les vérités dogmatiques de la religion et de la morale. De saint Basile, à qui Ulysse abordant à l’île des Phéaciens représentait la vertu toute nue, auguste et vénérable dans cette nudité même, de Fulgentius Planciades, à qui l’Enéide racontait les voyages de l’âme chrétienne, de Prudence, qui faisait battre les vertus et les vices dans sa Psychomachie de Martianus Capella, qui mariait en justes noces Mercure et la philologie, l’allégorie passa aux clercs scolastiques qui en firent leur instrument favori d’interprétation et de recherche, l’explication allégorique d’un texte fut légitime et nécessaire ainsi que l’explication littérale, et même au-dessus d’elle. Ainsi, dès que les clercs écrivent en langue vulgaire, dès le Poème de la Passion, ils y transportent l’allégorie : de leurs physiologues, où l’histoire naturelle est tournée en allégories, sortent les bestiaires. Ce sont eux qui inondent la littérature de songes, de voyages, de batailles où éclate un symbolisme laborieux et parfois puéril : c’est leur esprit qui inocule la fureur allégorique aux romans bretons d’intention mystique, comme au lyrisme savant et galant.

La part des clercs et de l’esprit clérical dans la littérature française devient de plus en plus grande, à mesure que la bourgeoisie prend de l’importance, réfléchit, s’éclaire, à mesure aussi que les écoles, et l’Université de Paris surtout, définitivement organisée au commencement du xiiie siècle, jettent dans le monde et comme sur le pavé une foule de clercs qui ne sont plus ou sont à peine d’Église : ces clercs sans mission ni fonction répandront hors des écoles et des couvents, hors de la langue latine aussi, les idées, les connaissances, les habitudes intellectuelles, les procédés logiques du monde qui les a formés.

Tout ce travail aboutit au Roman de la Rose et s’y résume.