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littérature didactique et morale.

par des écrits de toute dimension et de toute forme. Un des lieux communs de cette morale chrétienne, c’est le Débat du corps et de l’âme, qu’on trouve en latin et en français dès le premier tiers du xiie siècle : on peut y rattacher une belle Apostrophe au Corps [1], qui est comme un réquisitoire vigoureux et souvent éloquent contre le corps, instrument de l’avilissement et de la damnation de l’âme ; cette pièce peut donner une idée du genre. La morale souvent, comme on peut aisément le comprendre, tournera en satire, et la description parfois fort vive du monde réel, des occupations et inclinations ordinaires des hommes, viendra donner une saveur toute particulière aux enseignements moraux.

D’autres fois les préceptes de courtoisie et de belle morale se grefferont sur les commandements de la morale chrétienne, comme dans ce curieux Châtiement des dames de Robert de Blois, que je ne nommerais pas, si l’on n’y voyait comment peu à peu, dans la comparaison inévitable du fait et de la règle, le moyen âge a fait à la longue son éducation psychologique, comment aussi, dans ce temps d’abstractions et de formules, l’observation précise de la vie s’inscrit en préceptes généraux.

Dans la langue vulgaire, comme dans la langue latine, le xiiie siècle est le siècle des Sommes et des Encyclopédies : les unes plus scientifiques (entendez le mot des sujets, non de la méthode), comme l’Image du monde de Gautier de Metz, ou le fameux Trésor de Brunetto Latino (1265), d’autres purement morales et religieuses, connue la Somme des vertus et des vices, dédiée à Philippe le Hardi en 1279 par le frère Lorens, d’autres où la description satirique de la vie se mêle à la morale, et prend même le dessus sur elle, comme la Bible, peu religieuse, et parfois impudente, de Guyot de Provins. Le xiiie siècle aussi est le siècle des allégories : en ce genre se distingua Raoul de Houdan, avec sa Voie de Paradis et son étrange Songe d’Enfer, où, à la table de Lucifer, il mange de bel appétit les gras usuriers et les vieilles pécheresses à toute sorte de sauces symboliques [2]. C’est le tour d’esprit, ce sont les procédés intellectuels et les habitudes de raisonnement qui produisent aussi la Divine Comédie : il n’y manque que l’âme et l’art de Dante. Il n’y a chez notre Français, comme chez tous ses émules, que bizarrerie travaillée et ineffaçable platitude.

C’étaient les clercs qui avaient introduit l’allégorie dans les écrits en langue française. Elle avait eu de tout temps leur faveur, comme un procédé éminemment propre à la fois à éluder les plus insolubles difficultés et à faire saillir la subtilité de l’esprit indi-

  1. Bartsch et Horning, p. 547.
  2. Id., p. 243.