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les fabliaux.

Est-il besoin de dire que, selon cette conception, la seule excuse de la victime est d’être aussi peu honnête que le vainqueur ? On rit de la dupe, à moins qu’elle ne soit bien digne d’être fripon. L’honnêteté, la loyauté, la candeur : sottises. Aussi devine-t-on combien, en sa substance, l’œuvre sera dure ; combien il y aura peu de tendresse, de sympathie, d’humanité, dans cette ironie, et quelle brutalité fera le fond de cette gaieté si légèrement aimable. Est-ce donc une nécessité de notre tempérament, que nous riions des faibles et méprisions les humbles ? Mais cette question, qu’on pourrait poser chez nous presque à chaque siècle et pour chaque période du développement de la littérature d’imagination, va se représenter à nous plus impérieusement encore à l’occasion des Fabliaux.


2. LES FABLIAUX.


Les Fabliaux [1] sont des contes plaisants en vers dont les sujets sont en général tirés de la vie commune et physiquement, sinon moralement et psychologiquement, vraisemblables.

D’où venaient ces contes ? La question a été fort discutée. Il arrive souvent que le costume y est seul moderne, et que l’aventure vient de loin, de bien loin dans l’espace et la durée. Un premier fond est fourni par la tradition orale qui s’est perpétuée depuis la plus haute antiquité, vivant et circulant sous la littérature artiste des Grecs et des Romains, y pénétrant parfois et y laissant quelque dépôt : comme certains sujets de la Comédie nouvelle, ou ce conte scabreux, qui bien des siècles avant de se fixer chez nous dans un fabliau, fournit à Pétrone sa Matrone d’Ephèse. Mais on a soutenu — théorie à laquelle M. G. Paris a donné l’appui de son autorité — on a soutenu que nombre de récits dont s’égayaient nos pères avaient une origine plus lointaine et plus singulière : ils seraient venus de l’Inde, et par toute sorte d’intermédiaires, portés de leur patrie bouddhique dans le monde musulman, de là dans l’Occident chrétien, ils se seraient infiltrés jusque dans nos communes picardes et françaises, déversant dans le large courant de la tradition populaire un torrent d’obscénités et de gravelures. Car, en passant des bords du Gange aux rives de la Marne ou de la Somme, ils perdaient leur sens religieux, leur haute et ascétique moralité ; les

  1. Édition : Recueil général et complet (pas absolument complet) des Fabliaux des xiiie et xive s., par A. de Montaiglon et G. Raynaud, 6 voL in-8, Paris, 1872-1890. — À consulter : G. Paris, les Contes orientaux dans la littérature française du moyen âge, Paris, 1877, in-8 ; J. Bédier, les Fabliaux, Paris, 1893, in-8