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littérature bourgeoise.

Pinte, le rugissement du roi justicier, dont messire Couart le lièvre prend la fièvre, le service funèbre de dame Copée, et les miracles qui se font sur sa tombe, la guérison de messire Couart, Ysengrin faisant mine de se coucher sur la pierre du sépulcre, et se disant guéri d’un prétendu mal d’oreille, pour empirer l’affaire de Renart, meurtrier de la sainte miraculeuse. Voici dans tout ce petit drame une grande chose qui apparaît, et qui sera l’une des qualités éminentes, peut-être la plus incontestable supériorité de notre génie et de notre littérature. Je veux dire la mesure : la délicatesse et la sobriété dans la plaisanterie, l’art de conter, et de faire avec rien une œuvre exquise.

Il s’en faut que les autres « branches » du roman aient la valeur de ces deux cents vers : cependant on en pourrait citer encore d’agréables et d’amusantes. Comment Tibert le chat mangea l’andouille à la barbe de Renart, sans lui en faire part, et comment deux prêtres se disputèrent la fourrure de Tibert qui ne se laissa pas prendre ; comment Renart prit Chantecler le coq, et comment Chantecler échappa des dents qui le tenaient ; comment Renart eut le fromage que Tiecelin le corbeau avait dérobé à une bonne femme, et voulut avoir Tiecelin lui-même, etc. : toutes ces aventures, et d’autres encore, méritent d’être lues. C’est toujours la même absence, si complète qu’elle en devient étrange, du sentiment de la nature, en faisant de toute la nature, des bois, des prés, des eaux, la scène multiple et changeante du drame. Mais c’est aussi la même vivacité de récit, la même aisance de dialogue, le même art de railler, et la même ironie qui circule à travers le roman, pétille et déborde comme une mousse légère.

Les défauts cependant s’accroissent ; et sans parler des obscénités, je ne retrouve plus, dans les morceaux que j’ai cités, ni dans le reste du roman, l’exquise mesure qui fait la valeur de l’épisode de Pinte et de Copée. Toute la vivacité de la narration ne l’empêche point d’être prolixe : chaque chose est rapidement, légèrement dite, mais il y a trop de choses, et trop d’inutiles ou d’insignifiantes. De même le dialogue est juste, facile, vivant : il se poursuit trop sans autre but que lui-même, et tourne au jacassement vide.

Mais surtout la mesure manque dans l’assimilation des animaux aux hommes. Bien peu de récits échappent à l’incohérence et à l’absurdité. Jusque dans le Jugement, nous voyons chevaucher les messagers de Noble, l’ours, le chat, le blaireau, et Renart fortifier son donjon : c’est bien pis dans les autres branches. Ici Renart et Ysengrin s’arment pour le duel féodal ; là Brichemer le cerf revêt le haubert et porte l’écu au bras : ce qui ne l’empêche pas d’être chassé par les chiens comme un simple cerf, et pour surcroît