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le fin du siècle.

turbation dans le mouvement littéraire, en le déviant ou en le transformant. Cette doctrine a forcé les historiens de la littérature à rechercher plus scrupuleusement la continuité soit dans les courants d’idées soit dans les genres d’art, et par suite à examiner de prés les problèmes multiples des époques de transition, si longtemps négligés. On peut seulement reprocher à M. Brunetière d’avoir poussé trop loin, par une logique artificielle, l’analogie ou l’identification des sciences naturelles et de la littérature, et d’avoir multiplié les formules d’apparence scientifique, aboutissant par là malgré lui à masquer la réalité plutôt qu’à l’exprimer, et à donner l’impression d’une construction arbitraire dans les cas même où il travaillait réellement sur une base d’observations exactes. Il lui est arrivé quelquefois aussi de suppléer par la logique aux lacunes de l’observation, et de donner ses idées un peu témérairement pour des faits. Mais le principal vice de son système est d’être un système : excellent, en somme, pour appeler l’attention sur certains ordres de problèmes, faire surgir des questions, définir des champs de recherche, la doctrine de l’évolution des genres ne saurait s’imposer à l’histoire littéraire comme suffisant à elle seule et embrassant toute l’étendue d’une littérature. Si on prétend employer cette méthode à l’exclusion de toute autre, on arrive à mutiler la réalité, et à rejeter des écrivains importants, sous le prétexte que la méthode ne les rencontre pas. On ignore systématiquement de grandes œuvres, parce que la loi de l’évolution des genres ne semble pas s’y manifester.

Jusqu’en 1894 on pouvait croire M. Brunetière uniquement appliqué à l’étude de la littérature. Depuis 1894, il nous a montré que toute une conception sociale était inscrite dans son esthétique. Il s’est fait dans l’ordre social, comme en littérature, l’avocat de la tradition, de l’autorité, et par suite de l’Église, qui incarne pour lui la tradition et l’autorité. Positiviste, il s’est voué à la restauration du catholicisme. Il n’a pas fait, comme Chateaubriand, un acte de foi, ni la confession publique de sa croyance intime ; ce n’est pas sa manière. Mais il a vu dans l’Église le pouvoir spirituel et la hiérarchie séculaire qui pouvaient procurer la paix sociale. Il a mis au service de sa doctrine politique, d’éclatantes qualités de polémiste et d’orateur. Mais il a du même coup renoncé à cette impersonnalité dont il faisait avec raison la qualité fondamentale du critique ; il a souvent sacrifié l’observation impartiale et l’étude exacte des faits à la fougue de l’imagination et aux subtilités de la logique ; et même dans les morceaux de littérature qu’il a donnés en ces dernières années, l’éloquence passionnée et apologétique s’est glissée. Il faut souhaiter qu’il