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le fin du siècle.

Il a semblé d’abord entre 1880 et 1890 que la République avait définitivement triomphé des anciens partis monarchistes. La question politique paraissait résolue ; et l’on abordait les problèmes sociaux.

L’Église, par la politique adroite de Léon XIII[1], revenant à la doctrine thomiste, se déclarait indifférente et supérieure aux formes de gouvernement[2], laissait les nations organiser à leur fantaisie ces choses relatives et éphémères : en France, elle acceptait la République comme gouvernement légal et légitime, elle refusait de se mettre plus longtemps au service des partis monarchistes, et de recevoir des coups pour leur intérêt. On put même croire, à la lecture de certaine encyclique (De conditionne opificum) que le chef de l’Église ouvrait les yeux sur les injustices sociales, et que l’Église allait, sous sa direction, redevenir une grande force démocratique.

En même temps, un malaise avait saisi beaucoup d’âmes. On accusait la science de n’avoir pas tenu toutes ses promesses : elle n’avait pas trompé les savants, mais elle n’avait pas réalisé les illusions téméraires de la foule, qui en avait attendu ce qu’elle ne s’était vanté jamais d’apporter, la certitude absolue et le bonheur parfait. La voyant demeurer inadéquate aux rêves et aux désirs, on se mit çà et là à en proclamer la faillite[3]. Le goût de la religion se réveilla : le dilettantisme idéaliste et poétique de Renan, les influences évangéliques du dehors, dont je disais un mot tout à l’heure, remirent à la mode le sentiment chrétien. Des gens qui, trente ans plus lot, auraient été des matérialistes fanatiques et de fervents irréligieux à la suite de Robin ou de Littré, narguaient la science, et sentaient fondre leurs âmes aux souffles tièdes d’un christianisme nouveau. M. de Vogüé[4], M. Édouard Rod, M. Paul Desjardins[5], venus de trois camps ennemis, l’un de chez les catholiques, l’autre de chez les protestants, et le troisième du camp des dilettantes ironistes, se réunissaient pour prêcher la valeur mora-

  1. Je nommais Léon XIII dans ma 1re édition un « grand » pape : j’ai ultérieurement modifie le texte. Je maintiens ce changement. Plus on voit les choses à distance, avec les informations que le temps apporte, plus il me semble que le mot adroit est le mot juste (11e éd.).
  2. Le Toast du Cardinal Lavigerie, 1800, fui suivi bientôt d’une encyclique pontificale, qui définissait l’attitude de l’Église vis-à-vis des gouvernements.
  3. F. Brunetière, la Science et la Religion, 1895.
  4. Le vicomte Melchior de Vogüé (né en 1850), le Roman russe, 1882 ; Souvenirs et Visions, 1888, et divers recueils d’articles. Il a publié divers romans dont le plus significatif est Les morts qui parlent.
  5. Pour Rod, voyez p. 1119. — Paul Desjardins, ironiste subtil, est devenu un moraliste grave et pénétrant. Esquisses et Impressions, 1888 ; le Devoir présent, 1891. Il a fondé l’Union pour l’action morale, et mis beaucoup de pages de direction spirituelle dans le Bulletin de cette société.