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le fin du siècle.

qu’une vogue inouïe, pour des raisons diverses et d’inégale valeur, répandait en France et dans le monde entier les romans du Polonais Sienkievicz[1].

Tous ces écrivains étaient si différents, tant par le caractère individuel que par le tempérament national, qu’ils ne pouvaient concourir à établir en France une doctrine d’art ou favoriser la domination d’une école. Ils ne s’accordaient guère que sur un point : ils portaient le coup de grâce au naturalisme français. Il y avait parmi eux d’assez puissants naturalistes pour nous affermir dans le respect du principe essentiel, excellent, de l’observation exacte et de l’expression intense de la nature, dans le goût de la vérité objective de imitation. Mais leur naturalisme était psychologie, poésie, pitié. Ils montraient de l’âme dans les choses, et leur âme en sympathie parfaite avec les choses. Dans les rouages du mécanisme social, et dans les phénomènes de la physiologie, ils voyaient et faisaient voir des créatures humaines : et même impure, même dégradée, même mesquine, ils nous faisaient aimer la vie ; ils nous faisaient respecter la souffrance, même méritée et avilissante. Un souffle de charité évangélique, de solidarité humaine passait sur nous, et achevait de fondre la dureté de notre naturalisme.

Même Ibsen — chez nous — travaille en ce sens. Il a rappelé notre théâtre, qui se perdait dans l’insignifiance dégoûtante ou féroce, dans la « rosserie » plate ou grimaçante, il l’a rappelé au souci des idées, à l’expression de la lutte des volontés affirmant leurs diverses conceptions de la vie ou du bien. Il a représenté l’individu travaillant à se délivrer des servitudes intérieures de l’hérédité ou de l’éducation, ou de l’oppression extérieure de la société et de l’opinion. Son symbolisme, dans ses meilleures œuvres, se traduit en formes vivantes d’action et de sentiment. Bjœrnstierne Bjœrnson et Hauptmann, si éloignés d’Ibsen par la philosophie de leurs œuvres, ont par leur forme renforcé son influence : ils ont fait la guerre au vaudeville, à l’intrigue bien faite, aux « joujoux » dramatiques de Scribe et de M. Sardou. Ce qui importait pour notre théâtre, c’était seulement que l’on montrât comment la forme dramatique pouvait, devait exprimer de la pensée et de la vie, quelle que fût d’ailleurs la nature de cette pensée et de cette vie.

M. Jules Lemaître a reproché à tous ces étrangers de nous avoir rapporté ce que nous avions trouvé il y a cinquante ou soixante

  1. Le prodigieux succès de Quo vadis (1900. tr.) de Sinkievicz a excité entre les éditeurs français une rivalité, à qui jetterait le plus vite dans la circulation de reste de l’œuvre abondante du mémé auteur.