Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/113

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
91
poésie lyrique.

Provençaux, sont des formes compliquées qu’il faut analyser pour les admirer : leurs rythmes subtils, toujours différents, laborieusement renouvelés dans chaque pièce [1], sont parfois expressifs, mais le plus souvent ils sollicitent la réflexion à les décomposer ; plus intelligibles que sensibles, ils appellent le jugement de l’homme de métier, échappant au sens populaire ou le déconcertant. On ne saurait faire abstraction de l’opération intellectuelle, qui les a formés : c’est à elle que va l’estime ou l’admiration.

Nul sentiment aussi et nul amour de la nature : point de vision ni d’expression pittoresque des formes sensibles. Au début, des variations souvent banales, parfois gracieuses sur le joli mois de mai et les oisillons qui s’égaient au renouveau : quelques métaphores ou comparaisons peu neuves, point personnelles, et qui servent à tout le monde. C’est tout, et ce tout ne dure guère. À partir de Gace Brûlé, l’image est comme pourchassée, exclue, excommuniée : le concept, intellectuel, abstrait, règne seul et souverain. L’invention subtile, l’agencement ingénieux, le raisonnement serré, l’esprit fin ou piquant, voilà ce qu’on estime et ce dont se piquent nos trouvères. Dès Conon de Béthune, le tour dialectique et oratoire est sensible [2]. Gace Brûlé, le Châtelain de Coucy, Thibaut de Navarre, dissertent, analysent ; ils font des discours ou des causeries. Ils sont remarquables de netteté sèche et spirituelle. Évidemment, ils ne sont pas poètes, ils n’ont pas l’âme lyrique, et les facultés discursives prédominent en eux. Leur affaire est de jouer avec des idées : jeu bien français.

    dans deux ou trois strophes successives. La tripartition existe aussi dans la strophe : les vers se répartissent en trois groupes dont les deux premiers se font pendants. – Le Salut d’amour est « une épitre dont la forme est variable et qui se présente même souvent en vers octosyllabiques rimant deux à deux. » (G. Paris). – La tenson, peu employée par les trouvères, est un débat où deux poètes composent alternativement chacun une strophe. Parfois le poète se donne pour adversaire un personnage fictif et allégorique. Le jeu-parti est un débat aussi, où le premier poète offre à son confrère deux opinions contradictoires à choisir, et soutient celle dont l’autre n’a pas voulu : la décision est laissée à un ou deux arbitres nommés dans l’envoi.

  1. Ils ne doivent même pas se répéter eux-mêmes. Au reste, la plus mince et imperceptible différence suffit.
  2. Je n’en veux pour preuve que la fameuse Chanson de croisade : « Ah ! amour, bien dure départie — Me conviendra faire de la meilleure — Qui onques fut aimée ni servie ! » M. Jeanroy trouve la pièce brûlante. Le début a du sentiment, j’en conviens : mais la suite est un discours moral, à la mode de nos odes classiques. Qu’on en juge :

            Pour lui m’en vais soupirant en Syrie,
            Car je ne dois trahir mon Créateur :
            Qui lui faudra en si pressant besoin,
            Sachez que Dieu lui faudra en plus grand
            Et sachent bien les grands et les petits,
            Que là doit-on faire chevalerie.
            Où l’on conquiert honneur et paradis,
            Et prix et los, et l’amour de s’amie.