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science, histoire, mémoires.

amène à poser toujours la question de la valeur morale, des propriétés morales de chaque œuvre. Enfin, il a rendu à la critique l’essentiel service de lui donner l’exemple de la sympathie : personne n’a enseigné plus hautement, plus constamment à aimer l’homme, l’effort vers le vrai et vers le bien, même dans les formes qui répugnent le plus à notre particulière nature.

À tous, littérateurs ou autres, il nous a donné cette générale leçon, d’avoir trouvé la paix de la conscience et le bonheur en cette pauvre vie, simplement parce que la vérité toujours l’a conduit. J’aimerais mieux, à vrai dire, qu’il nous ait laissé le soin de le constater ; et dans ses exquis Souvenirs de jeunesse, l’optimiste contentement de soi, enveloppé d’une douceur un peu dédaigneuse, contriste par endroits les plus amicaux lecteurs. Mais ce sont là des impressions fugitives, qu’il faut vite chasser pour être juste[1].


4. MÉMOIRES, LETTRES, VOYAGES.


Il y a du romantisme dans Renan : c’est-à-dire qu’il a souvent mêlé sa personne dans son œuvre, et jeté des impressions toutes subjectives à travers l’objectivité de sa science. Par-là, comme par ces Souvenirs que je rappelais, il nous conduit à des ouvrages qui sont tout juste l’opposé de ceux dont je me suis occupé au commencement de ce chapitre, aux mémoires, aux lettres, aux récits et impressions de voyages. Ces écrits, pourtant, peuvent se considérer dans leur rapport à l’histoire : ils sont documents d’histoire et la matière d’où la science méthodique extraira plus tard son œuvre.

Un bon nombre de Mémoires ont été publiés en notre siècle, se rapportant, en général, comme il est naturel, aux deux ou trois siècles précédents. Quelques personnages considérables de notre temps, toutefois, ont déjà fait parvenir au public leurs souvenirs, presque toujours leurs apologies : ainsi Chateaubriand, Guizot et Tocqueville. Mais ce qu’il y a de caractéristique en ce genre, c’est

  1. Je ne puis omettre aujourd’hui de mentionner le comte de Gobineau dont les idées n’ont pas été sans influence sur Renan : homme du monde intelligent et curieux, causeur brillant, moraliste fin, voyageur intéressant, il eut des-ambitions qu’il ne put réaliser ; sa philosophie des races qu’il croit scientifique est le produit d’une imagination romantique. Ses vues sur la France de la troisième république sont étroitement rétrogrades. Ce n’est ni un grand penseur ni un grand artiste : c’est un homme d’esprit dont on relira plus d’une page avec plaisir. Son système a récemment excité beaucoup d’enthousiasme en Allemagne. — Éditions : Essai sur l’inégalité des races humaines, 1853-1854, 4 vol. Trois ans en Asie, 1859. Les religions et les philosophies dans l’Asie centrale, 1865. Souvenirs de voyage, 1879. — À consulter : E. Seillière, le Comte de Gobineau et l’organisme historique, 1903, in-8 (11e éd.).