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science, histoire, mémoires.

passait la mode des conceptions universelles et des symboles immenses, les historiens, ne prétendant qu’à faire fonction d’historiens, s’attachèrent à reproduire exactement, par une recherche minutieuse, l’enchaînement des faits, à en définir le caractère et la signification. Il était à craindre que l’histoire ne versât dans l’abstraction, et ne tournât à une sorte de mécanique morale. Mais l’esprit dominant ne portait pas à l’abstraction ; la science expérimentale, le naturalisme littéraire maintinrent dans l’histoire le goût de la réalité concrète et le sens de la vie : d’autant que le développement des sciences auxiliaires, diplomatique, épigraphie, archéologie, faisait sans cesse jaillir une multitude de faits précis, individuels, sensibles, qui menaçaient même d’inonder l’histoire et de noyer toutes les idées ; ces matériaux, du moins, facilitaient la restitution intégrale de la vie et donnaient aux plus forts esprits la tentation de l’essayer.

Cette histoire dégagée de toute philosophie a priori comme de toute fantaisie subjective, j’en trouve les premiers traits dans les excellents travaux de Mignet[1], non pas sa Révolution française, œuvre de jeunesse et trop voisine de 1830, mais son Charles-Quint, sa Succession d’Espagne, où malheureusement l’impersonnalité scientifique de la forme tourne en insignifiance littéraire : puis dans les exactes et sévères études de M. Sorel[2], où les faits bien choisis, bien contrôlés, bien évalués, conduisent d’eux-mêmes la réflexion du lecteur à saisir les états moraux collectifs ou individuels qui s’y révèlent. M. Sorel est un remarquable historien qui n’est qu’historien. Il y a plus de « littérature », au sens esthétique du mot, chez M. Lavisse[3], dans ce style nerveux de psychologue réaliste que réjouit le spectacle des volontés déployées dans les faits, et surtout chez Fustel de Coulanges.

Un grand historien, celui-ci, et un grand écrivain[4]. Quand ce qu’il a apporté d’idées neuves et justes aura passé dans les manuels

  1. Fr.-Aug. Mignet (1796-1884) : Négociations relatives à la succ. D’Espagne, 4 vol. in-8, 1836-44 ; Antonio Perez et Philippe II, 1845, in-8 ; Histoire de Marie Stuart, 1851, 2 vol. in-8 ; Charles-Quint, son abdication, son séjour et sa morte au monastère de Saint-Just, 854, in-8. Divers recueils de Notices et Éloges historiques.
  2. M. A. Sorel, né en 1842 à Honfleur, mort en 1906. Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, 2 vol. in-8, 1875. La question d’Orient au xviiie siècle, 1878, in-8, L’Europe et la Révolution française, 4 vol. in-8, 1885-1892
  3. E. Lavisse (né en 1842) : Origines de la monarchie prussienne, in-8 ; Études sur l’Hist. de Prusse, in-18, 1879 ; Essai sur l’Allemagne impériale, in-8, 1887 ; la Jeunesse de Frédéric II, in-8, 1889, etc.
  4. Fustel de Coulanges (1830-1889), professeur à la Faculté des Lettres de Paris : la Cité antique, in-18, 1864, Hachette ; Recherches sur quelques problèmes d’histoire, in-8, 1885 ; Nouvelles recherches sur quelques problèmes d’histoire, in-8 ; Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, Hachette, 5 vol. in-8 ; le t. I est de 1875 a été refaite ensuite en 3 volumes, 1888 et suiv.), etc.