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le naturalisme.

petit enfant destiné peut-être à lui fournir la dernière leçon de désillusion, si la mort ne vient pas avant. Cette vie, très particulière en son détail, est si vraie, d’une vérité si moyenne en sa contexture et qualité, qu’elle en prend une valeur générale : à sa tristesse s’ajoute toute la tristesse des innombrables vies que nous apercevons derrière ce cas unique, et la puissance douloureuse de l’œuvre en est infiniment accrue.


4. HORS DU NATURALISME : MM. BOURGET, FRANCE ET LOTI.


Le roman a été, depuis une trentaine d’années, le plus heureux et le plus fécond des genres : c’est celui aussi où les tempéraments ont été le moins comprimés par les traditions ou les théories. Je ne puis que nommer rapidement les principaux écrivains qui ont donné des œuvres agréables ou fortes, m’attachant de préférence aux originalités représentatives d’un groupe ou d’une tendance.

Au temps même où Flaubert donnait le type du roman naturaliste, le roman idéaliste survivait en George Sand, toujours active, et en Feuillet[1]. Défenseur du devoir, de la vieille morale chrétienne, avocat de la femme à qui la société, l’homme rendent la vertu difficile et lourde, amateur de combinaisons romanesques, arrangeur d’accidents tragiques, Feuillet est précieux par son expérience du monde : certaines parties aristocratiques de notre société n’ont été vues et bien rendues que par lui. Sous l’élégance parfois maniérée de son style, il y a plus de réalité qu’on ne croit. A mesure qu’il vieillissait, il a marqué de traits plus forts, presque brutalement, la décomposition, la démoralisation de certain grand monde, exquis gentilshommes aux âmes vides ou dures, délicieuses jeunes filles aux propos cyniques.

M. Cherbuliez[2] a conté des histoires bizarres, aux aventures compliquées, dosant adroitement la surprise et la sympathie, assez banal en sa psychologie et superficiel en son émotion. Mais ce romancier médiocre est un homme intelligent, d’esprit ouvert à toutes les idées, curieux d’art, de science, de philosophie, universel et cosmopolite comme un Genevois cultivé peut l’être. Il a

  1. Octave Feuillet (1821-1890) débute dans le roman en 1848. Le fade roman qui le lança en le sacrant romancier idéaliste et mondain, le Roman d’un jeune homme pauvre, est de 1858 ; le roman tragique de sa façon se connaît bien par Julia de Trécœur (1872). Les études sérieuses sont éparses surtout dans Monsieur de Camors (1867), Histoire d’une Parisienne (1881), la Morte (1886), les Amours de Philippe (1887), et quelques traits dans Honneur d’artiste (1890). — Edition : Romans, Calmann Lévy, 14 vol. in-18 ; Théâtre, 5 vol. in— 18.
  2. M. Victor Cherbuliez (né en 1829). Un Cheval de Phidias (1860), le Prince Vitale (1864), sont des causeries d’art et de philosophie ; le Comte Kostia (1863) donne la note de ses romans romanesques.