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la poésie.


L’artiste est puissant. Laborieux, raffiné, parfois prosaïque, souvent prétentieux, il vise à la perfection, et il y atteint plus d’une fois. Il aime les formes sobres, pleines, solides, le vers large, signifiant, résonnant [1]. Sa forme préférée est le poème symbolique, court et concentré ; parfois, de, la plus banale idée, il fait un poème saisissant par la nouveauté hardie du symbole [2].

Par sa bizarrerie voulue et provocante, mais aussi par sa facture magistrale, Baudelaire a exercé une influence considérable : ne lui reprochons pas les sots imitateurs qu’il a faits ; c’est le sort de tous les maîtres.

Nous saisissons encore l’évolution du romantisme chez Louis Bouilhet [3] : vestiges de passion orageuse, exotisme effréné dans l’orientalisme et la chinoiserie, fantaisie capricieuse des rythmes, voilà le romantisme ; mais essai de restitution érudite de la vie romaine, effort pour saisir la vie contemporaine en sa réalité pittoresque, et surtout sérieuse tentative pour traduire en poésie les hypothèses de la science, voilà les directions nouvelles vers l’art objectif et impersonnel. Le petit volume de Bouilhet est un témoin curieux des impulsions incohérentes auxquelles obéissaient entre 1850 et 1860 les talents secondaires qui n’avaient pas la force de s’affranchir et de s’orienter une bonne fois.

Venons aux maîtres en qui s’exprime le besoin nouveau des esprits. Dès 1853, M. Leconte de Lisle [4] a trouvé sa voie dans les Poèmes antiques que suivront les Poèmes barbares (1862). Ce poète est un érudit ; il traduit Homère, Eschyle, Sophocle, Horace, et il est intéressant de constater ce retour à l’antiquité grecque qui coïncide avec l’effort pour objectiver le sentiment lyrique. Il demande à l’érudition la matière de sa poésie : ses poèmes sont une histoire des religions. Il raconte toutes les formes qu’ont prises dans l’humanité le rêve d’un idéal, la conception de la vie universelle, de ses causes et de ses fins : légendes indiennes, helléniques, bibliques, polynésiennes, scandinaves, celtiques, germaniques, chrétiennes, tous les dieux et toutes les croyances défilent

  1. Un appel de chasseurs perdu dans les grands bois.
  2. L’Albatros. On saisit le procédé dans les Phares.
  3. Louis Bouilhet (1822-1869). Mélænis, conte romain, paru en 1851 ; Festons et Astragales, 1859 ; Dernières chansons avec préface par G. Flaubert, 1872 ; Œuvres (poésies), Lemerre, pet. in-12.
  4. Leconte de Lisle (1820-1894), né à la Réunion, s’arrêta un moment dans le Fouriérisme. Poèmes antiques (1853) ; Poèmes barbares (1859) ; Poèmes tragiques (1884) ; Derniers poèmes (1895) ; Premières poésies et lettres intimes (1902). — Édition : Lemerre, in-8, et pet. in-12. — A consulter : P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine ; Brunetière, Évol. de la poésie lyrique, 13e leçon ; F. Calmettes, Leconte de Lisle et ses amis, s. d. ; Marius Ary Leblond, Leconte de Lisle, 1906 ; Vianey, les Sources de Leconte de Lisle, 1907 ; Elsenberg, le Sentiment religieux chez Leconte de Lisle, 1909 ; J. Dornis, Leconte de Lisle, 1909.