Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/1078

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1056
le naturalisme.

Cette faculté fait que V. Hugo, le plus lyrique des romantiques, est en même temps le plus objectif[1]. Par ces aspirations au progrès, par ces revendications sociales, par ces élans de charité, de bonté, de pitié, de foi ou de colère démocratiques, sa poésie prend un autre objet que le moi du poète. Elle exprime les émotions d’un homme, mais des émotions d’ordre universel. Cela donne à son œuvre un air de grandeur et de noblesse qu’il serait injuste de méconnaître.

Il y a bien des violences, et des plus grossières dans les Châtiments : mais comme le sujet efface ou atténue les petitesses de l’auteur ! On croit entendre les clameurs d’un Isaïe ou d’un Ezéchiel : protestation du droit contre la force, affirmation de la justice contre la violence, espérance superbe de la conscience qui, blessée du présent, s’assure de l’éternité. Les plus belles pièces sont les plus impersonnelles, les plus largement symboliques[2].

La Légende des siècles traduit dans une forme objective et mythique la même conception humanitaire et démocratique dont les deux derniers livres des Contemplations, par leurs fougueuses apocalypses, donnaient l’expression lyrique.

On a parlé d’épopée à propos de la Légende des siècles : il faut s’entendre. Ces épopées n’ont rien de commun avec l’Iliade ou l’Énéide : il faudrait les comparer plutôt à la Divine Comédie ; la forme épique enveloppe une âme lyrique. Une idée philosophique et sociale soutient chaque poème : ici affirmation de Dieu ou de la justice, la dévotion au peuple, haine du roi et du prêtre. Le recueil, complété par deux publications postérieures, forme comme une revue de l’histoire de l’humanité, saisie en ses principales (ou soi-disant telles) époques ; c’est une suite de larges tableaux ou de drames pathétiques, où s’expriment les croyances morales du poète. Toutes ces épopées symboliques, non historiques, sont réellement des mythes, où les formes de la réalité, imaginée ou vue, ancienne ou contemporaine, s’ordonnent en visions grandioses et fantastiques. La précision pittoresque de certaines descriptions ne doit pas nous faire illusion : la plus simple, la plus vraie, la plus réaliste, est toujours une « légende morale »[3], le sujet apparent n’étant que l’équivalent concret du sujet fondamental.

V. Hugo, évidemment, a manqué de mesure, comme il a manqué d’esprit : visant toujours au grand, il a pris l’énorme pour le sublime, et il a été extravagant avec sérénité. Mais, hormis ce vice essentiel de son tempérament, il a été l’artiste le plus conscient, le plus sûr de lui. Il n’a pas toujours voulu sainement : il a toujours

  1. Il intéresse plus les philosophes que Lamartine et surtout Musset. Cf. Guyau et Renouvier.
  2. Après la bataille ; la Caravane ; l’Expiation.
  3. Les Pauvres Gens (cf. le thème directement traité dans Oceano Nox).