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l’histoire.

activité de savant. Les passions contemporaines l’ont saisi : l’historien se surcharge d’un démocrate forcené, qui a les prêtres et les rois en abomination. Michelet, désormais, se voue à la prédication démocratique ; et pour commencer, laissant là l’histoire de l’ancienne France, il court à la Révolution. Il en fait la légende plutôt que l’histoire, malgré ses très sérieuses recherches : maudissant, invectivant, embrassant, bénissant, dressant au-dessus de tous ses ennemis, amis et serviteurs, la sainte figure du peuple, du peuple idéal, terrible, fécond et généreux comme la Nature, toujours grand et toujours pur, quoi qu’il fasse.

Lorsqu’il reviendra de là au xvie siècle, Michelet se posera devant les rois, les prêtres et les nobles comme un justicier : qu’avez-vous fait du peuple ? qu’avez-vous fait pour le peuple ? À chaque individu, à chaque époque, il posera la terrible question, ayant déjà prononcé la sentence. Il lira dans les textes tout ce qu’il voudra, avec une subtilité féroce d’inquisiteur ; il n’y aura bassesse, ou crime, qu’il ne prête à ceux qu’il n’aime pas. Il exprimera aussi des faits tout ce qu’il voudra, par le plus outré, le plus intempérant symbolisme qu’on puisse voir. Son imagination dominée par sa foi et ses haines devient une machine à déformer toute réalité. Son histoire, dès lors, débordant de diffamations et de calomnies fantaisistes, tournant à l’hallucination délirante, nous donne à chaque instant l’impression d’être du même ordre que la Légende des siècles ou les Châtiments.

Cependant Michelet écrira encore d’admirables pages, toutes pleines d’idées profondes et suggestives, sur la Renaissance, sur la Réforme, sur les guerres de religion : il nous donnera en tableaux merveilleux une vision précise, colorée du xvie siècle. Puis les défauts, l’injustice, la folie iront en s’accusant[1], jusqu’à ce que Michelet regagne la Révolution : çà et là, le penseur et le poète, l’historien de génie se retrouvent. Malgré tout, d’un bout à l’autre, l’œuvre est étrangement vivante. On a beau se défier, se défendre : cette passion brûlante vous prend.

Michelet restera surtout comme l’historien du moyen âge : c’est là la partie vraiment éternelle de son œuvre, où s’équilibrent l’érudition et l’imagination, où la sensibilité vibrante devient un instrument d’exactitude scientifique. C’est là qu’il a touché le but qu’il avait fixé à l’histoire : la résurrection intégrale du passé. Dans cette partie, il n’y a rien peut-être de plus beau que le tableau du xive et du xve siècle. Michelet assiste, avec une pitié immense, à la

  1. Importance donnée à la santé de François Ier, de Louis XIV, pour l’explication de la politique française ; interprétation du sens historique des œuvres littéraires du xviie siècle (l’Amphitryon par exemple), etc.