Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/1045

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1023
l’histoire.

pièce de procédure ou un livre de dévotion révèlent la vie d’une époque, et mieux que les témoignages, si souvent falsifiés, des analystes et des historiographes. Michelet eut une grande joie en 1831 : il fut nommé chef de la section historique aux Archives nationales ; c’était, pour ainsi dire, tout le dépôt de notre histoire nationale qu’on lui confiait : il avait désormais sous la main, à sa discrétion, dans cette masse de documents, le dossier authentique, inconnu, de la vieille France. Il en tira parti avec une allégresse, une activité, une intelligence admirables.

Les vues systématiques et politiques, qui menaient Guizot ou Thierry à forcer le sens des faits, étaient étrangères à Michelet. Il n’était pas bourgeois[1] ; il était peuple et poète. Il aborda son travail d’historien dans un élan d’amour pour les masses anonymes dans lesquelles la France avait successivement vécu, et par qui elle s’était faite. Il avait « le don des larmes », une âme frémissante, qui partout aimait, partout sentait, partout mettait la vie. À cette sensibilité extrême il unissait tous les plus rares dons de l’artiste : la puissance d’évocation, l’imagination « visionnaire », qui obéissait à toutes les suggestions d’une sympathie effrénée, l’expression intense et solide, qui fixait le caractère en dégageant là beauté. Ce style de Michelet, âpre, saccadé, violent, ou bien délicat, pénétrant, tendre, en fait un des deux ou trois écrivains supérieurs de notre siècle.

Michelet a cru s’éloigner des romantiques autant que des doctrinaires. En réalité, son histoire est un chef-d’œuvre de l’art romantique. [Comme les romantiques, il a l’âme obsédée de conceptions métaphysiques et l’imagination symbolique. Philosophe avant de devenir historien, sous l’influence des Allemands et de Vico, Quinet et Cousin aidant, il voit dans l’histoire le grand duel de la matière et de l’esprit, de la fatalité et de la liberté. Tout fait manifeste à ses yeux une idée, et il ne peint si puissamment le réel que parce qu’il y lit et nous y fait lire l’invisible[2]. Mais sa métaphysique et ses symboles sont commandés par ses affections et ses haines : son cœur mène sa pensée, et par là encore il est bien romantique.] Depuis l’invasion barbare jusqu’à la révolution française, il nous donne moins l’histoire objective, impersonnelle, scientifique de la France, que les émotions de Jules Michelet lisant les documents originaux qui peuvent servira écrire cette histoire :

  1. Les doctrinaires aiment l’Angleterre : Michelet la hait. Il adore l’Allemagne : une Allemagne idéaliste, poétique, sentimentale, métaphysicienne et religieuse
  2. La première manifestation de ce symbolisme se trouve dans la curieuse Introduction à l’histoire universelle, admirable poème philosophique plutôt qu’histoire. Dans l’Histoire de France, on pourra étudier le Tableau de la France, au tome II ; on en apercevra sans peine la signification symbolique (11e éd.).