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l’histoire.

où Dieu la menait, il a regardé sans haine et sans désespoir la civilisation issue de la Révolution. Il a observé partout, dans les idées, dans les mœurs, et dans le gouvernement, la plus étrange confusion : les législateurs occupés à détruire ou neutraliser les effets de la Révolution, à restreindre la liberté, borner l’égalité ; l’autorité méprisée et redoutée, l’administration centralisée et oppressive ; le riche et le pauvre en face l’un de l’autre, se haïssant, ne croyant plus au droit, mais à la force ; les chrétiens épouvantés de la démocratie, qui est selon l’Évangile ; les libéraux hostiles à la religion, qui est essentiellement libérale ; les honnêtes gens en guerre contre la civilisation dont ils devraient diriger la marche : dans tout cela, le progrès évident, irrésistible, de l’égalité, partant de la démocratie. Ce progrès a frappé Tocqueville comme le fait caractéristique de la société nouvelle. Et comme le triomphe de la démocratie était récent en France, et encore incomplet, il a été étudier la démocratie là où elle était pure et maîtresse, aux États-Unis : il est allé regarder ce qu’elle est là-bas, pour tâcher de deviner ce qu’elle peut ou doit devenir chez nous. La Démocratie en Amérique est une « consultation » sur la nature, le régime, la marche de la démocratie, une œuvre de philosophie expérimentale, qui repose sur une intelligente et sérieuse enquête de la civilisation américaine.

S’appuyant solidement sur la configuration géographique du pays, et sur l’histoire des colonies anglaises, il recherche les origines de l’esprit démocratique en Amérique : il expose l’organisation des États de l’Union et de l’État fédéral, leurs relations et leurs attributions ; il montre comment le peuple gouverne, et tous les effets de la souveraineté de la majorité. Tout le système politique de la république américaine apparaît dans cette première partie. Dans une seconde partie, plus originale et plus profonde encore, Tocqueville nous découvre l’influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel, sur l’état moral et sentimental, sur les mœurs, et la réaction des idées, des sentiments et des mœurs sur le régime politique. Cet admirable ouvrage n’est pas aussi lu chez nous qu’il devrait l’être : et la raison en est qu’il y a trop de pensée pour le commun des lecteurs : jamais de saillies, rien pour l’amusement ni le délassement : c’est un enchaînement austère et vigoureux de faits, de jugements, de prévisions.

L’autre œuvre de Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution, a pour base une idée d’historien. Tocqueville, comme les historiens orléanistes, voit dans la Révolution la conséquence, le terme d’un mouvement social et politique qui a son commencement aux origines mêmes de la patrie : au lieu que presque toujours, pour les légitimistes et pour les démocrates, la Révolution était une