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l’époque romantique.

« à la manière des écrivains de l’école philosophique, pour extraire du récit un corps de preuves et d’arguments systématiques ».

Tout cet effort aboutissait en somme à faire de 1789 et de 1830 la revanche de la conquête franque : 1830 devenait le complément nécessaire de 1789, le terme glorieux de tout le développement national. Par le triomphe de la classe moyenne, nos pères, « ces serfs, ces tributaires, ces bourgeois, que des conquérants dévoraient à merci », étaient vengés. Jamais Augustin Thierry n’a su s’affranchir assez de cette philosophie par trop orléaniste et bourgeoise : elle éclate surtout par son exposition de la révolution communale, dans ses Lettres sur l’Histoire de France (1827) et ses Dix Ans d’études historiques (1834), plus sensiblement encore d’un bout à l’autre de son Histoire du Tiers État (1853).

Cependant, lorsqu’il se mit à étudier les documents originaux, il s’aperçut que « l’ordre des considérations politiques où il s’était tenu jusque-là » était « trop aride et trop borné », que par ses vues systématiques il « obtenait des résultats factices », enfin qu’il « faussait l’histoire ». Il sentit alors « une forte tendance à descendre de l’abstrait au concret, à envisager sous toutes ses faces la vie nationale » : alors se fit la complète éclosion de son génie d’historien[1].

Dans ces longues séances aux bibliothèques qu’il a racontées, il préparait son Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, qui parut en 1825. Il recueillait « les détails les plus minutieux des chroniques et des légendes, tout ce qui rendait vivants pour lui ses vainqueurs et ses vaincus du xie siècle, toutes les misères nationales, toutes les souffrances individuelles de la population anglo-saxonne ». Dans tous ces petits faits, dans les plus mesquines avanies, il prenait « la forte teinte de réalité » qui devait faire l’intérêt de son ouvrage. Il réussit en effet remarquablement à représenter la vie des vainqueurs et des vaincus ; la thèse, s’exprimant toujours par des faits, n’en diminue pas la valeur pathétique ou pittoresque.

Dès 1820 il avait commencé à appliquer la même méthode à l’histoire de France : il s’était mis à lire la grande collection des historiens de France et des Gaules : et une indignation l’avait saisi en voyant comment les historiens modernes avaient « travesti les faits, dénaturé les caractères, imposé à tout une couleur fausse et indécise », combien de niaises anecdotes, de fables scandaleuses s’étaient substituées à la savoureuse simplicité de la vérité[2]. Il

  1. Alors, comme il dit, il se mit à aimer l’histoire « pour elle-même » (Préface des Lettres sur l’Hist. de Fr.).
  2. Cf. les Lettres I-V sur l’Hist. de France, et les Notes sur quatorze historiens antérieurs à Mézeray. dans Dix Ans d’études historiques.