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le roman romantique.

Goriot, la tyrannie d’une invention chez Balthazar Claës ; partout un irrésistible instinct, noble ou bas, vertueux ou pervers ; le jeu est le même dans tous les cas, et la régularité toute-puissante de l’impulsion interne fait du personnage un monstre de bonté ou de vice.

Mais ces types énormes sont réels, à force de détermination morale et physique. Voyez l’avare : c’est le bonhomme Grandet, le paysan de Saumur, avec telle physionomie, tel costume, tel bredouillement ou bégaiement, engagé dans telles particulières affaires. Voyez l’envieuse : c’est la cousine Bette, une vieille fille de la campagne, sèche, brune, aux yeux noirs et durs. Tout le détail sensible du roman, descriptions et actions, traduit et mesure la qualité, l’énergie du principe moral intérieur.

L’homme d’affaires qu’il y avait eu Balzac a rendu un inappréciable service au romancier. La plupart des littérateurs ne savent guère sortir de l’amour, et ne peuvent guère employer que les aventures d’amour pour caractériser leurs héros. Balzac lance les siens à travers le monde, chacun dans sa profession. Il nous détaille sans se lasser toutes les opérations professionnelles par lesquelles un individu révèle son tempérament, et fait son bonheur ou son malheur : le parfumeur Popinot lance une eau pour les cheveux, voici les prospectus, et voilà les réclames, et voilà le compte des débours. Le sous-chef Rabourdin médite la réforme de l’administration et de l’impôt : voici tout son plan, comme s’il s’agissait de le faire adopter. Ce ne sont que relations de procès, de faillites, de spéculations ; mais, à la fin, on croit que c’est arrivé.

Balzac est incomparable aussi pour caractériser ses personnages par le milieu où ils vivent. On peut dire que sa plus profonde psychologie est dans ses descriptions d’intérieur, lorsqu’il nous décrit l’imprimerie du père Séchard, la maison du bonhomme Grandet, la maison du Chat qui pelote, un appartement de curé ou de vieille fille, les tentures somptueuses ou fanées d’un salon ; c’est sa méthode, à lui, d’analyser les habitudes morales des gens qui ont façonné l’aspect des lieux. Balzac était extrêmement scrupuleux sur toutes les parties de la vraisemblance extérieure. Il se promenait au Père-Lachaise pour chercher sur les tombes des noms expressifs ; il écrivait à une amie d’Angoulème pour savoir « le nom de la rue par laquelle vous arrivez à la place du Mûrier, puis le nom de la rue qui longe la place du Mûrier et le palais de Justice, puis le nom de la porte qui débouche sur la cathédrale ; puis le nom de la petite rue qui mène au Minage et qui avoisine le rempart[1] ». Et il exigeait un plan. Il était collectionneur, amateur

  1. Lettre à Mme J. Carraud. juin 1836.