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le théâtre romantique.

très riche de pensée : voisine de Cabanis et de Destutt de Tracy par certaines théories, par d’autres elle touche à Sainte-Beuve et à Sand, et par d’autres enfin elle nous semble devancer Gautier et Baudelaire. On y trouve de l’ennui délirant, du socialisme, de l’exotisme, de curieux essais de domination sur le moral par le choix des états physiques ou l’emploi des stimulants et des liqueurs, d’originales déterminations de la valeur symbolique des diverses sensations et comme une esquisse d’un symbolisme des couleurs et des parfums. Mais l’essentiel est une théorie fondamentale qui marque l’originalité de Senancour à égale distance de Sand et de Stendhal. Profondément irréligieux, Obermann sent, avec une extrême acuité, l’angoisse des problèmes métaphysiques. Le monde et la vie n’ont pas de sens : et comment vivre sans savoir pourquoi l’on vit ? Pour Chateaubriand et pour la plupart des romantiques, l’inquiétude est d’ordre sentimental : chez Senancour, c’est l’intelligence surtout qui est tourmentée ; il s’agit moins de jouir que de savoir. Mais s’il veut savoir, c’est pour agir. Être, c’est être soi ; la vertu, comme le bonheur, c’est de conserver, de concentrer, de cultiver le moi ; il faut empêcher le monde extérieur de pénétrer ce moi, de l’altérer, de le dissoudre ; et il faut développer toutes les puissances de ce moi, toutes légitimes, dès lors que naturelles. La vertu, c’est l’effort de l’être pour réaliser sa loi ; c’est l’effort vers l’ordre. Mais où prendre cette loi ? La volonté dépend de l’intelligence : pour vouloir, il faut comprendre ; pas d’énergie sans connaissance. Le mal d’Obermann, c’est que ne croyant plus à la religion, ne pouvant rien par sa raison, il s’épuise, se ronge, use sa vie dans l’ennui ; il n’agit point, parce que la vie et le but de la vie lui sont incompréhensibles. Il ne trouve enfin d’autre action possible que l’action littéraire, qui consiste à décrire son mal. Cette singulière peinture d’une volonté impuissante pour des raisons métaphysiques n’eut aucun succès en 1804 : le roman de Senancour dut attendre 1830 pour être en vogue, je ne dis pas pour être compris, car les romantiques y virent surtout l’inertie désespérée qu’ils sentaient en eux, sans regarder aux doctrines et au tempérament qui faisaient Obermann tout à fait distinct de René ou de Lélia.

Il y a de tout dans le roman de Senancour ; mais la traditionnelle observation de psychologie s’y produit sous le sentiment et la métaphysique.

Dans un chef-d’œuvre plus récent, on retrouvait des qualités que, depuis Marivaux, les romanciers semblaient avoir délaissées. Adolphe (1810) est un roman d’analyse, d’une précision aiguë et puissante, où Benjamin Constant a noté toutes les phases d’un amour douloureux, les palpitations et les sursauts d’un amour qui