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l’époque romantique.

pendant cinquante ans (1811-1862). Fournisseur ordinaire du Gymnase depuis sa fondation (1820), applaudi souvent à la Comédie-Française, il offre à la bourgeoisie exactement le plaisir et l’idéal qu’elle réclame : elle se reconnaît dans ses pièces, où rien ne déroute son intelligence.

Scribe est un artiste : en ce sens d’abord que ses combinaisons dramatiques n’ont d’autre fin qu’elles-mêmes. Le théâtre, pour lui, est un art qui se suffit ; il n’y a pas besoin de pensée, ni de poésie, ni de style : il suffit que la pièce soit bien construite. Le métier, la technique sont tout à ses yeux ; et il y est maître. Les faits et les caractères ne sont pour lui que des rouages dont il compose sa machine : il ne cherche ni à représenter la vie, ni à étudier les passions, ni à proposer une morale[1]. Vraies ou fausses, invraisemblables ou banales, il prend indifféremment toutes données ; il n’a souci que de les ajuster, de les emboîter, de les lier, de façon qu’à point nommé se décroche la grande scène du III, et que le dénouement s’amène sans frottement. Il a le génie des préparations, si l’on entend par là, non les préparations morales qui font apparaître la vérité des effets dramatiques, mais les indications de faits qui doivent servir à faire basculer soudainement l’intrigue.

Au reste, tirez-le de là ; essayez de le prendre hors de ses combinaisons de vaudeville. Il est plus maigre, plus plat, plus superficiel que Picard dans la comédie de mœurs : rien de plus enfantin que cette Camaraderie, où ce favori de la bourgeoisie a voulu flageller les mœurs de son public, que ce Bertrand et Raton, où il a cru tirer la philosophie des révolutions. Ses pièces pathétiques sont des vaudevilles lamentables. Adrienne Lecouvreur, Une chaîne sont inférieures à Michel et Christine et au Mariage de raison de toute la supériorité de leurs prétentions.

Le type parfait de cette comédie, c’est Bataille de Dames : cela ressemble aux petits jeux de société, où l’on fait trouver un objet caché : il s’agit d’escamoter, ou de découvrir un proscrit politique. Sera-t-il pris ? ne sera-t-il pas pris ? tout l’intérêt est là, dans le fait douteux, dans la recherche, dans la devinette ; car on ne s’intéresse même pas au personnage, qui n’est qu’un mannequin[2].

    vogue entre 1815 et 1850. De 1820 à 1830 il travaille surtout pour le Gymnase : Michel et Christine (1880), le Mariage de raison (1826). À la Comédie-Française, Bertrand et Raton (1833) ; la Camaraderie (1837) ; la Calomnie (1840) ; le Verre d’eau (1840) ; Une chaîne (1841) ; Adrienne Lecouvreur (1849). — Édition : Dentu, 76 vol. in-12, 1874-85 (9 vol. de comédies et drames ; 33 vol. de comédies et vaudevilles).

  1. Le Colonel : une jeune fille déguisée en colonel du 12e hussards est acceptée pour telle par les officiers du régiment ; la vue d’un pistolet la fait évanouir et reconnaître.
  2. Voyez encore la cascade de quiproquos du Diplomate.