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le théâtre romantique.

de caractères, ne sont pas autre chose que l’exacte représentation les divers états de sensibilité qu’il a lui-même traversés. Nulle préoccupation étrangère au drame sentimental de sa propre existence ne vient modifier ou compliquer son théâtre. Il ne se pique pas de ressusciter des époques historiques : il ne nous offre ni visions archéologiques, comme Hugo, ni cours d’histoire comme Dumas. Il use des temps et des lieux selon sa fantaisie, pour assortir la forme de son action à la qualité de son rêve triste ou joyeux. Et ce sont aussi des pays de rêve, qu’il nous montre, c’est son rêve d’une Allemagne, d’une Italie, d’un xviiie siècle, d’une Renaissance, qu’il imagine tour à tour comme le milieu le plus en harmonie avec la disposition actuelle ou la crise récente de sa sensibilité. Il se compose ainsi une atmosphère idéale, où l’être qu’il est aujourd’hui lui semble plus complet, plus à sa place.

On ne trouve pas chez lui les amas de symboles dont V. Hugo charge ses restitutions historiques : il n’a pas non plus cette précision serrée d’écriture symbolique que l’on remarque dans Chatterton. Il n’était pas assez penseur pour y réussir, et la Coupe et les lèvres est un grand effort manqué. Cependant la réflexion de Musset attachée sur les états de sensibilité dont il avait fait l’épreuve, sur ceux auxquels la pratique ou la poursuite de l’amour donne lieu, en a dégagé certaines idées générales, qui constituent, comme nous avons vu, sa philosophie personnelle : et ces idées transparaissent surtout dans son théâtre. Mais elles sont tellement liées à la vie sentimentale du poète, à ses expériences, à ses aspirations, qu’elles circulent dans l’œuvre sans la dessécher. Lorenzaccio, la plus symbolique de toutes ces comédies, et qui contient peut-être le dernier mot de la philosophie de Musset, est une œuvre délicate, touchante, parfois puissante.

Le héros de ces comédies, c’est toujours Musset ; et nous voilà débarrassés du héros byronien à formule fixe. Fortunio, Valentin, Perdican, Fantasio, Lorenzaccio, autant d’épreuves du même portrait ; c’est Musset vu par lui-même, à des moments divers, en des états passagers d’exaltation, de renouvellement, de confiance, de lassitude ou de dégoût : parfois il se dédouble, et, dans Octave et Célio, pose face à face les deux âmes qu’il sent en lui, l’âme légère du libertin, lame grave de l’amant idéaliste. Ou bien il se pose devant lui-même, il prend ses jours de raison pour juger ses jours de folie, et habillant sa fugitive sagesse du costume qui lui sied, il appelle l’oncle Van Buck, bedonnant, grisonnant, positif, à chapitrer l’incorrigible Valentin.

D’une matinée de bon sens lucide, où il s’est dit ses vérités, le premier acte de Il ne faut jurer de rien est sorti ; la réalité a fourni le point de départ, l’imagination fera le reste ; elle organisera une