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le théâtre romantique.

scrit Rodolfo, ne sont que des variantes, les deux premières originales, les autres assez décolorées de Didier. Sur neuf drames, six répliques du même type[1].

Cela suffirait à marquer combien l’invention psychologique de V. Hugo est pauvre. Tous ses caractères sont d’une simplicité élémentaire ; ils tiennent dans de sèches formules, qui sont en général des antithèses. Tout le génie et toute la vertu dans la plus grande bassesse sociale : voilà Ruy Blas. Toutes les laideurs, la morale avec la physique, et dans cette dégradation de tout l’être humain, un sentiment ingénu, l’amour paternel : voilà Triboulet. Toute la beauté et tous les vices, tous les vices et une vertu, l’amour maternel : voilà la double antithèse qui constitue Lucrèce Borgia. Et ce seront là des caractères compliqués : les caractères simples sont de raides et monotones abstractions, celui-ci la haine, celui-là l’ambition, cet autre l’envie, un autre la royauté, etc. Au fond, V. Hugo ne compose pas ses caractères autrement que les tragiques du xviiie siècle.

Il masque la maigreur psychologique de ses personnages par les mêmes procédés : l’incognito d’abord, la reconnaissance, les conspirations, l’émeute à la cantonade, etc. Hernani, Gennaro, Otbert, Rodolfo ont une « fatalité » de contrebande : ils ne sont pas mystérieux, ils ne sont que déguisés. Les Burgraves sont une cascade de reconnaissances. Job, l’Empereur, Guanhumara, Otbert se retrouvent comme dans une tragédie de Crébillon. Voici dans les mêmes Burgraves la voix du sang, et dans Angelo la croix de ma mère, empruntée à Zaïre. Aux moyens de tragédie s’ajoutent tous les trucs du mélodrame : portes secrètes, caveaux, poisons, les six cercueils de Lucrèce Borgia, tout un matériel d’effets pathétiques pour les nerfs et pour les yeux.

Abstraits dans les caractères, les drames de V. Hugo sont enfantins par l’action. Il est loin d’avoir l’instinct scénique de Dumas. Il dresse gauchement son intrigue ; il ne sait pas la conduire. A chaque moment, il intervient pour la soutenir et la faire durer. A qui fera-t-on croire, si Ruy Blas est parvenu à être favori de la reine et premier ministre, qu’il ne puisse supprimer don Salluste, ou le mater ? Au prix de quelles invraisemblances s’obtient le dénouement de Hernani ? Les méprises de Triboulet sont d’une puérilité grotesque. Ces malheureux drames ne tiennent pas sur leurs pieds. On sent que tout y arrive par la volonté du poète, en vue d’un effet pittoresque ou poétique.

  1. Hernani, 1830. Marion de Lorme, 1831. Le Roi s’amuse (une seule représ.), 1832. Lucrèce Borgia, Marie Tudor, 1833. Angelo, 1835. Ruy Blas, 1838. Les Burgraves, 7 mars 1843.