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75 [page 364]. C’est seulement quand on sépare certains passages de de la Mettrie du milieu auquel ils appartiennent que l’on peut y trouver l’apparence d’un éloge du vice ; par contre chez Mandeville, le vice est justifié précisément par la liaison logique des idées, par la pensée principale d’une conception du monde énoncée en quelques lignes, mais très-nette et fort répandue aujourd’hui, sans qu’on y mette de l’ostentation. Ce que de la Mettrie a dit de plus énergique dans ce sens est sans doute le passage du Discours sur le bonheur, pages 176 et suiv. que l’on peut résumer ainsi : « Si la nature t’a fait pourceau, vautre-toi dans la fange, comme les pourceaux ; car tu es incapable de jouir d’un bonheur plus relevé et en tout cas tes remords ne feraient que diminuer le seul bonheur, dont tu sois capable, sans faire de bien à personne. » Mais l’hypothèse veut précisément que l’on soit un porc sous forme humaine, ce qui ne peut guère être appelé une idée attrayante. Que l’on compare avec cela le passage suivant, cité par Hettner[1] et emprunté à la morale de la fable des abeilles : « Des fous peuvent seuls se flatter de jouir des charmes de la terre, de devenir des guerriers renommés, de vivre au milieu des douceurs de l’existence tout en restant vertueux. Renoncez à ces rêveries vides de sens. Il faut de l’astuce, du libertinage, de la vanité, pour que nous puissions en retirer des fruits savoureux… Le vice est aussi nécessaire pour la prospérité d’un État que la faim pour l’entretien de la vie de l’homme. » — Je me rappelle avoir lu dans un journal, qui depuis a cessé de paraître[2], un essai ayant pour but de réhabiliter Mandeville et se rattachant expressément à ce passage de mon Histoire du matérialisme. Cet essai, en donnant le sommaire de la fable des abeilles, veut prouver qu’il ne contient rien qui soit de nature à faire pousser les hauts cris aujourd’hui. Or je n’ai jamais affirmé cela. Je crois au contraire que la théorie de l’école extrême de Manchester et la morale pratique de ses fondateurs et d’autres cercles très-honorables de la société actuelle non-seulement s’accordent, sans qu’il y ait hasard, avec la fable des abeilles de Mandeville, mais encore découlent de la même source historiquement et logiquement. Si l’on veut faire de Mandeville le représentant d’une grande pensée historique et le donner comme étant du moins pour lui-même et personnellement étranger au goût du vice, je n’ai rien à objecter à cette manière de voir. Je ne maintiens qu’une chose : Mandeville a recommandé le vice, de la Mettrie, non.

75 bis [page 366]. Literaturgesch. d. 18 Jahrh., ll, p. 388 et suiv.

  1. Literaturgesch. I, p. 210.
  2. Internationale Revue, Vienne, librairie d’Arnold Hilberg.