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et des malheureux ; mais, par une singulière transformation de principes, il est devenu la religion favorite de ceux qui regardent la pauvreté et la misère comme d’institution divine et éternelle dans l’existence actuelle, et à qui cette institution divine plaît d’autant plus qu’elle est la base naturelle de leur position privilégiée. Méconnaître l’origine prétendue divine de la pauvreté équivaut parfois à l’attaque la plus grave et la plus directe contre la religion. Si nous examinons ici l’influence que Shaftesbury exerça sur Lessing, Herder et Schiller, nous verrons quelle faible distance sépare l’optimisme, et la résolution réfléchie de façonner le monde de manière à le faire concorder avec cet optimisme.

De là cette remarquable alliance des partis les plus opposés contre Shaftesbury, alliance que son plus récent biographe (29) a si bien caractérisée : d’un côté Mandeville, l’auteur de la fable des abeilles, de l’autre les orthodoxes. Seulement il faut bien comprendre Mandeville, pour avoir le droit de placer au même rang le défenseur du vice et les champions de l’anglicanisme. Quand Mandeville affirme, en face d’un Shaftesbury, que la vraie vertu consiste dans la victoire que l’on remporte sur soi-même et dans la compression des penchants innés, il n’entend point parler de lui-même ni de ses propres penchants ; car, « si les penchants du riche ne sont pas illimités, le commerce et l’industrie s’arrêtent et l’État se meurt. Il veut parler de l’ambition et des appétits des travailleurs ; car la tempérance, la sobriété et un travail continuel conduisent le pauvre sur le chemin du bonheur matériel, et constituent pour l’État la source de la richesse (30). »

Il est facile de voir où Voltaire trouva les matériaux de sa polémique, quand on sait que Shaftesbury attaque les bûchers, l’enfer, les miracles, l’excommunication, la chaire et le catéchisme ; qu’il regarde comme son plus grand honneur d’être insulté par le clergé. Mais évidemment la partie positive de la philosophie de Shaftesbury n’a pas manqué non plus de produire son effet sur Voltaire ; et la pensée, qui fit