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qui m’avaient paru bâtis de marbre ou de pierre blanche, étaient formés par des assises régulières de crânes humains. Ces crânes et ces faces d’hommes, décharnés et blanchis par la pluie et le soleil, cimentés par un peu de sable et de chaux, formaient entièrement l’arc triomphal qui m’abritait ; il peut y en avoir quinze à vingt mille ; à quelques-uns les cheveux tenaient encore, et flottaient comme des lichens et des mousses au souffle du vent ; la brise des montagnes soufflait vive et fraîche, et, s’engouffrant dans les innombrables cavités des têtes, des faces et des crânes, leur faisait rendre des sifflements plaintifs et lamentables. Je n’avais là personne pour m’expliquer ce monument barbare ; l’enfant qui tenait les deux chevaux par la bride jouait avec les petits morceaux de crânes tombés en poussière au pied de la tour ; j’étais si accablé de fatigue, de chaleur et de sommeil, que je m’endormis la tête appuyée contre ces murs de têtes coupées : en me réveillant, je me trouvai entouré de la caravane et d’un grand nombre de cavaliers turcs, venus de Nissa pour nous escorter à notre entrée dans la ville ; ils me dirent que c’étaient les têtes des quinze mille Serviens tués par le pacha dans la dernière révolte de la Servie. Cette plaine avait été le champ de mort de ces généreux insurgés, et ce monument était leur sépulcre. Je saluai de l’œil et du cœur les restes de ces hommes héroïques, dont les têtes coupées sont devenues la borne de l’indépendance de leur patrie.

La Servie, où nous allions entrer, est maintenant libre, et c’est un chant de liberté et de gloire que le vent des montagnes faisait rendre à la tour des Serviens morts pour leur pays. Bientôt ils posséderont Nissa même : qu’ils lais-