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Même date.


Il est minuit : la mer est calme comme une glace ; le brick plane comme une ombre immobile sur sa surface resplendissante ; Ténédos sort des flots à notre gauche, et nous cache la pleine mer ; à notre droite, et tout près de nous, s’étend, comme une barre noirâtre, le rivage bas et dentelé de la plaine de Troie. La pleine lune, qui se lève au sommet du mont Ida, taché de neige, répand une lumière sereine et douteuse sur les cimes des montagnes, sur les collines et sur la plaine ; elle vient ensuite frapper la mer, et la fait briller jusqu’à l’ombre de notre brick, comme une route splendide où les ombres n’osent glisser. Nous distinguons les tumulus ou petits monticules coniques que la tradition assigne comme les tombeaux de Patrocle et d’Hector. La lune large et rouge qui rase les ondulations des collines ressemble au bouclier sanglant d’Achille ; aucune lumière sur toute cette côte, qu’un feu lointain allumé par les bergers sur une croupe de l’Ida ; aucun bruit que le battement de la voile qui n’a point de vent, et que le branle du mât fait retentir de temps en temps contre la grande vergue : tout semble mort comme le passé dans cette scène terne et muette. Penché sur les haubans du navire, je vois cette terre, ces montagnes, ces ruines, ces tombeaux, sortir comme l’ombre évoquée d’un monde fini, apparaître, du sein de la mer, avec ses formes vaporeuses et ses contours indécis, aux rayons dormants et