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coup, comme une anse profonde de la mer entre les rochers ; un torrent, retenu par quelques blocs de granit, remplissait de ses bouillons rapides et bruyants cette déchirure de la montagne ; la poudre de la cascade, qui tombait à quelques toises au-dessus, flottait au gré des vents sur les deux promontoires de terre aride et grise qui environnaient l’anse, et qui, s’inclinant tout à coup rapidement, descendaient au lit du torrent qu’il fallait passer : une corniche étroite, taillée dans le flanc de ces mamelons, était le seul chemin par où l’on pût descendre au torrent pour le traverser. On ne pouvait passer qu’un à un à la file sur cette corniche ; j’étais un des derniers de la caravane : la longue file de chevaux, de bagages et de voyageurs descendait successivement dans le fond de ce gouffre, tournant et disparaissant complétement dans les ténèbres du brouillard des eaux, et reparaissait par degrés de l’autre côté et sur l’autre corniche du passage ; d’abord vêtue et voilée d’une vapeur sombre, pâle et jaunâtre comme la vapeur du soufre ; puis d’une vapeur blanche et légère comme l’écume d’argent des eaux ; puis enfin éclatante et colorée par les rayons du soleil qui commençait à l’éclairer davantage, à mesure qu’elle remontait sur les flancs opposés : c’était une scène de l’Enfer du Dante, réalisée à l’œil dans un des plus terribles cercles que son imagination eût pu inventer. Mais qui est-ce qui est poëte devant la nature ? qui est-ce qui invente après Dieu ?

Le village d’Hammana, village druze où nous allions coucher, brillait déjà à l’ouverture supérieure de la vallée qui porte son nom. Jeté sur un pic de rochers aigus et concassés qui touchent à la neige éternelle, il est dominé par la mai-