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quelles il faut avoir assisté, pour connaître la face pénible de la vie des marins, et pour mesurer sa propre sensibilité morale et physique !

La nuit entière se passe ainsi sans sommeil. Au lever du jour, le vent tombe un peu, la lame ne déferle plus, c’est-à-dire qu’elle ne se couronne plus d’écume ; tout annonce une belle journée ; nous apercevons, à travers la brume colorée de l’horizon, les hautes et longues chaînes des montagnes de Sardaigne. Le capitaine nous promet une mer calme et plane comme un lac entre cette île et la Sicile. Nous filons huit nœuds, quelquefois neuf ; à chaque quart d’heure, les côtes éclatantes vers lesquelles le vent nous emporte se dessinent avec plus de netteté ; les golfes se creusent, les caps s’avancent, les rochers blancs se dressent sur les flots ; les maisons, les champs cultivés, commencent à se distinguer sur les flancs de l’île. À midi, nous touchons à l’entrée du golfe de Saint-Pierre ; mais, au moment de doubler les écueils qui le ferment, un ouragan subit de vent du nord éclate dans nos voiles ; la lame déjà grosse de la nuit donne prise au vent, et s’amoncelle en véritables collines mouvantes ; tout l’horizon n’est qu’une nappe d’écume ; le vaisseau chancelle tour à tour sur la crête de toutes les vagues, puis se précipite presque perpendiculairement dans les profondeurs qui les séparent : en vain nous persistons à vouloir chercher un abri dans le golfe. À l’instant où nous doublons le cap pour y entrer, un vent furieux et sifflant comme une volée de flèches s’échappe de chaque vallon, de chaque anse de la côte, et jette le brick sur le flanc ; on a le temps à peine de serrer les voiles ; nous ne gardons que les voiles basses où nous serrons le vent : le capitaine court lui-même