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nous suivre plus loin des yeux, sur la crête d’un des trois rochers ; et nous le distinguâmes là, à genoux et immobile, tant que nous fûmes en vue du cap.

Qu’est-ce que cet homme ? Il lui faut une âme trois fois trempée, pour avoir choisi cet affreux séjour ; il faut un cœur et des sens avides de fortes et éternelles émotions, pour vivre dans ce nid de vautour, seul avec l’horizon sans bornes, les ouragans et les mugissements de la mer : son unique spectacle, c’est de temps en temps un navire qui passe, le craquement des mâts, le déchirement des voiles, le canon de détresse, les clameurs des matelots en perdition.

Ces trois figuiers, ce petit champ inaccessible, ce spectacle de la lutte convulsive des éléments, ces impressions âpres, sévères, méditatives dans l’âme, c’était là un des rêves de mon enfance et de ma jeunesse. Par un instinct que la connaissance des hommes confirma plus tard, je n’ai jamais placé le bonheur que dans la solitude ; seulement alors j’y plaçais l’amour : j’y placerais maintenant l’amour, Dieu et la pensée. Ce désert suspendu entre le ciel et la mer, ébranlé par le choc incessant des airs et des vagues, serait encore un des charmes de mon cœur. C’est l’attitude de l’oiseau des montagnes touchant encore du pied la cime aiguë du rocher, et battant déjà des ailes pour s’élancer plus haut dans les régions de la lumière. Il n’y a aucun homme bien organisé qui ne devînt, dans un pareil séjour, un saint ou un grand poëte ; tous les deux peut-être. Mais quelle violente secousse de la vie n’a-t-il pas fallu pour me donner à moi-même de pareilles pensées et de pareils désirs, et pour