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CHAPITRE V.

tude, les bruits ou les silences des lieux solitaires, les rugissements même des bêtes dans les bois ne m’ont jamais fait peur, voyez-vous ! Mais la foule d’une ville où tout le monde vous regarde, où personne ne vous connaît, où l’œil du bon Dieu lui-même semble vous perdre de vue dans la confusion de la multitude, les bruits confus et tumultueux qui sortent comme des chocs des feuilles ou des vagues, des hommes rassemblés, allant çà et là sans se parler, où leur pensée inconnue les mène ! oh ! c’est cela qui m’a toujours fait trembler sans savoir de quoi, car l’homme, je crois, c’est plus perfide que la nuit, c’est plus terrible que la mer de Livourne sur le rocher de la Meloria ; c’est plus intimidant que les sombres murmures des pins dans les ténébreuses montagnes des camaldules de Lucques !

Je pensai que je n’oserais jamais sortir de dessous l’arche du pont sur lequel j’entendais déjà les pas des contadins qui portaient des raisins et des figues au marché, et surtout que je n’aurais jamais le courage de passer devant les gardes des portes et d’entrer dans la terrible ville.

Et quand tu y seras, me disais-je en moi-même, que feras-tu ? où iras-tu ? À qui oseras-tu demander où l’on a mené ton cousin, et dans quel cachot on le retient ?

Et quand on te le dirait, à qui l’adresseras-tu pour qu’on t’ouvre les portes de fer de sa cage ? Et alors même que tu parviendras à le découvrir et que tu te coucherais, comme une chienne sans maître, au pied de sa tour pour le voir un jour mener au supplice et pour demander à mourir