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Mon compagnon de voyage me fit l’effet d’un bon et joyeux homme qui ne faisait pas mentir le proverbe : Rusé comme un Dauphinois. Quoique paysan, il avait un certain degré d’instruction ; sa conversation, moitié en patois, moitié en français, avait un tour d’originalité qui ne laissait pas que d’être piquante ; aussi nous nous mîmes à l’aise tout d’abord l’un vis-à-vis de l’autre, et au bout d’un quart d’heure nous étions de vieilles connaissances. Pour faire comme lui, j’avalai quelques verres de clairette, et nous nous mîmes à marcher, accompagnés de deux robustes chiens dont il avait l’habitude de se faire suivre dans ces sortes d’excursions.

» Notre chemin fut d’abord très-facile : c’était une route assez large, et ombragée par de hauts châtaigniers d’une fraîcheur exquise ; puis le sentier devint plus rapide et plus tendu, puis enfin nous le vîmes se dresser presque perpendiculairement devant nous. Après une marche forcée de trois heures, nous étions arrivés à une très-grande hauteur au-dessus d’un abîme au bas duquel nous entendions mugir un torrent. Nous avions à traverser un défilé étroit par un chemin de deux pieds de large, creusé dans les flancs d’un rocher à pic. C’était notre seul passage pour traverser un gouffre si profond que l’œil à peine pouvait en mesurer la fin.

» Nous voici au pas de l’Alpette, me dit mon compagnon de route. Et ici je demanderai au lecteur pardon de ne pas conserver intégralement la naïveté d’expression et de langage de sa conversation : la faute en est uniquement à ma mémoire ; mais si j’altère forcément ses mots, je suis sûr du moins de conserver le véritable sens de ses paroles.

» — Prenez-garde, me dit-il, aux séductions de l’abîme. Les montagnes ont aussi leurs sirènes, plus redoutables que celles de la mer, car c’est aux yeux qu’elles s’adressent.

» — Soyez tranquille, lui dis-je en riant, essayant de me convaincre moi-même de mes forces, et de me donner une contenance d’audace que j’étais bien loin d’avoir : mes yeux soutiendraient au besoin le regard du basilic.

» — Ne plaisantez pas, reprit-il en laissant échapper un tout bénin juron dont l’écho s’empara, et qu’il répéta pendant quelques secondes : il n’y a pas huit jours qu’un jeune homme a été pris de vertige à dix pas de l’endroit où nous sommes, et s’est laissé tomber dans le précipice. Portez vos yeux sur le rocher à droite, et donnez-moi la main ; quand nous aurons franchi ce pas, vous regarderez, si cela vous est agréable.