Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 4.djvu/344

Cette page a été validée par deux contributeurs.
343
huitième époque.

Quel poids pèse sur l’âme en entrant dans ces murs,
En voyant circuler dans ces canaux impurs
Ces torrents animés et cette vague humaine
Qu’un courant invisible en sens contraire entraîne,
Qui sur son propre lit flotte éternellement,
Et dont sans voir le but on voit le mouvement !
Quel orageux néant, quelle mer de tristesse,
Chaque fois que j’y rentre, en me glaçant, m’oppresse !
Il semble que ce peuple où je vais ondoyer
Dans ces gouffres sans fond du flot va me noyer,
Que le regard de Dieu me perd dans cette foule ;
Que je porte à moi seul le poids de cette houle ;
Que son immense ennui, son agitation,
M’entraînent faible et seul dans son attraction ;
Que de ces passions la fièvre sympathique,
En coudoyant ce peuple, à moi se communique ;
Que son âme travaille et souffle dans mon sein ;
Que j’ai soif de sa soif, que j’ai faim de sa faim ;
Que ma robe en passant se salit à ses crimes ;
Et que, tourbillonnant dans ses mouvants abîmes,
Je ne suis pas pour lui plus qu’une goutte d’eau
Qui ne fait ni hausser ni baisser son niveau,
Un jet de son écume, un morceau de sa vase,
Une algue de ses bords qu’il souille et qu’il écrase,
Et que si je venais à tomber sous ses pas,
Cette foule à mes cris ne s’arrêterait pas,
Mais, comme une machine à son but élancée,
Passerait sur mon corps sans même une pensée !…
Et puis, faut-il le dire ? il est ici pour moi
Un éternel sujet de tristesse et d’effroi ;
Je me surprends sans cesse à penser, à me dire,
Tout tremblant : « C’est ici que Laurence respire ;
C’est ce bruit qu’elle entend, c’est ce ciel qu’elle voit,
Ce pavé qui la porte, et cette eau qu’elle boit ;