Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 32.djvu/98

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
97
ACTE II, SCÈNE II

toussaint.

Quoique si loin de nous et si haut parvenu,
De lui-même, je crois, il n’est pas plus connu.
Sous le même ajoupa le hasard nous fit naître,
Nous avons vingt-huit ans servi le même maître,
Et par les mêmes fouets nos bras encore ouverts
Gardent dans leurs sillons la dent des mêmes fers.

rochambeau, à part.

La voix de ce vieillard est vibrante et sauvage,
L’âme étincelle encor sous la nuit du visage :
Il semble bien choisi pour un hardi dessein.

leclerc.

Quel sentiment pour nous nourrit-il dans son sein ?

toussaint, frémissant.

Quel sentiment pour vous ?… S’il vous hait, s’il vous aime ?

leclerc.

Oui, répondez.

toussaint, lentement et méditant sa réponse.

Oui, répondez.Peut-être il l’ignore lui-même.
De la haine à l’amour flottant irrésolu
Son cœur est un abîme où son œil n’a pas lu,
Où l’amer souvenir d’une vile naissance
Lutte entre la colère et la reconnaissance.
Le respect des Français du monde triomphants,
L’orgueil pour sa couleur, l’amour de ses enfants,
L’attrait pour ce consul qui leur servit de père,
Leur absence qu’il craint, leur retour qu’il espère,
La vengeance d’un joug trop longtemps supporté,
Ses terreurs pour sa race et pour sa liberté,
Enfin, l’heureux vainqueur de ses maîtres qu’il brave,
Le noir, le citoyen, le chef, l’ancien esclave,
Unis dans un même homme en font un tel chaos
Que sa chair et son sang luttent avec ses os,
Et qu’en s’interrogeant lui-même il ne peut dire