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DE SAINT-POINT.

ceau de mie de pain qu’elle trempa dedans, s’approcha de moi tout près, se pencha avec bonté, et, me parlant de sa voix la plus douce : « Réveillez-vous, pauvre Benoît, qu’elle me dit, il fait grand soleil, il y a bien longtemps que vous dormez ; vous devez avoir besoin de déjeuner. Voilà une écuelle de lait et du pain ; prenez, et vous prierez le bon Dieu pour toute la maison… et pour Claude !… » ajouta-t-elle encore d’une voix plus tendre.

» Ah ! monsieur, mon nom dans ses lèvres et ne pas oser embrasser le bout de ses sabots ! Vous figurez-vous ?

» Mais je me sentis comme foudroyé de je ne sais quoi au front, au cœur et dans tous les membres. Le bon Dieu m’aurait, je crois, dit de bouger, que je n’aurais pas fait un mouvement. Je n’en fis aucun, monsieur ; j’espérais qu’elle s’en irait sans m’avoir réveillé.

» Mais Denise, inquiète de ce que je ne lui répondais pas et de ce que je retenais même mon souffle pour ne pas remuer, croyant sans doute que j’étais tombé là, malade ou exténué faute de nourriture, m’appela encore plus haut, et, ne recevant pas toujours de réponse, mit son seau à terre, prit l’écuelle de la main gauche, et de la main droite tira mon manteau de dessus mon visage pour que le soleil m’entrât dans les yeux et me réveillât.

» Qu’est-ce que je devins, monsieur, et qu’est-ce qu’elle devint elle-même, quand mon manteau soulevé par sa main lui laissa voir en plein soleil, au lieu du visage de l’idiot qu’elle s’attendait à trouver là, quoi ? le visage et la figure de son fiancé Claude, couvert des haillons d’un mendiant !

» Elle jeta un cri qui fit sauver les enfants et les poules par toute la cour ; elle laissa tomber de ses doigts l’écuelle et le lait sur l’herbe, et elle tomba elle-même à la renverse, la main droite soutenant à peine son pauvre corps sur la première marche de l’escalier.

» Je me levai pour courir à son secours.

» Les enfants revinrent regarder et pleurer à grands cris.