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LE TAILLEUR DE PIERRE

d’œil sur ceux que j’ai tant aimés et tant regrettés. »

» Comme je parlais ainsi en dedans de moi, le visage vers la terre, sans rien voir et sans rien écouter du dehors, voilà que j’entends une voix toute cassée qu’il me semble reconnaître et qui me crie du sentier : « C’est donc vous, monsieur Claude ? On disait que vous étiez mort et qu’on ne vous reverrait plus jamais au pays ! Ce n’était donc pas vrai ! Comme vous avez l’air riche à présent ! une bonne veste, un chapeau encore bon, et de fort bons souliers à clous ! Donnez-moi donc un sou par charité. Je suis le vieux Sans aime. » Je levai la tête tout tremblant à cette voix et je reconnus le pauvre idiot qui courait les montagnes, sa besace sur le dos, depuis son enfance, et qu’on appelait dans le pays l’innocent ou le Sans aime. Les années ne l’avaient guère changé, si ce n’est que les cheveux qui sortaient de son bonnet de laine déchiré étaient blancs au lieu d’être gris, comme ils étaient déjà quand j’étais petit. Le temps glisse sur ces hommes innocents, voyez-vous, monsieur, comme la pluie sur ces roches, parce qu’ils ne le sentent pas passer. Ils ne sont jamais vieux, parce qu’ils sont toujours enfants.

» — Ah ! bonjour, mon pauvre innocent, que je lui dis ; tu m’as donc bien reconnu tout de même ? Mais qu’est-ce qu’ils font aux Huttes ? »

» Je tremblais de sa réponse.

» — Aux Huttes ? me répondit-il. Ah ! je ne sais pas ; il y a bien six ans que je n’ai pas passé par les Huttes, voyez-vous, parce qu’ils ont un nouveau chien qui aboie comme un loup. Je m’écarte quand j’ai à passer la montagne, et je regarde de loin leur fumée, de peur que les enfants ne me lancent le chien. Je ne sais ce qu’est devenu l’aveugle, ni la mère, ni Denise, ni la petite ; j’ai bien seulement vu les débris de loin sur les rochers ; mais voilà tout. Mais que vous avez donc de beaux habits et de beaux souliers ! »