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LE TAILLEUR DE PIERRE

» Et plus le temps s’écoulait, et plus ces pensées se cramponnaient à mon esprit, comme ces lierres qui se cramponnent d’autant plus à ces murs qu’ils vieillissent plus. Enfin je n’y pouvais quelquefois plus tenir. Je me disais : « Allons, retournons-y demain ; n’y a-t-il pas sept ans ? N’est-il pas tombé assez de neige et de feuilles mortes sur le sentier où nous nous sommes dit adieu, Denise et moi ? Pense-t-elle à moi seulement, maintenant, autrement que comme une sœur pense à un frère absent ? N’est-elle pas mariée et heureuse depuis si longtemps ? N’a-t-elle pas plusieurs petits qui pendent à sa robe ou qu’elle porte sur son sein en allant aux roches ? Cette idée, que nous avions eue autrefois l’un pour l’autre, n’est-elle pas passée des milliers de fois de son cœur, comme l’eau de la neige fondue au printemps a passé des milliers de fois dans le lit du ravin ? Peut-être qu’ils seront bien aises de me revoir, au contraire ? Peut-être que ma mère me demande à son lit de mort ? Peut-être qu’ils ont plus de bouches à nourrir à la maison qu’ils n’ont de bras pour piocher, pour semer et pour moissonner ? Peut-être qu’ils ont besoin d’un ouvrier, qu’ils n’ont point de gages à donner à un valet ou à une servante, et qu’ils disent entre eux : Ah ! si Claude était là ! »

» Il me semblait les entendre, monsieur, tout comme s’ils avaient parlé à côté de moi, à mon oreille. À la fin, sans m’en rendre bien compte à moi-même, je me rapprochai insensiblement du pays. Je vins travailler de Toulon à Barcelonnette dans les Basses-Alpes, puis à Grenoble, puis aux carrières de Vienne en Dauphiné, puis aux carrières du Couson sur la Saône, où l’on taille des pierres pour la ville de Lyon, puis à Belleville, puis à Villefranche en Beaujolais, puis à Mâcon, d’où l’on voit les revers des montagnes où sont les Huttes, noircies le soir comme un mur à moitié démoli, contre le ciel. Ah ! une fois que je fus là, je retenais bien encore mes pieds par ma volonté, mon-